La flambée de violence entre agriculteurs et éleveurs en Afrique est plus pernicieuse que les seuls chiffres de la mortalité, car elle est souvent amplifiée par les questions à forte charge émotionnelle de l’ethnicité, de la religion, de la culture et de la terre.
POINTS SAILLANTS
- La violence entre agriculteurs et éleveurs en Afrique de l’Ouest et centrale a augmenté au cours des dix dernières années, avec des concentrations géographiques au Nigeria, au centre du Mali et au nord du Burkina Faso.
- La pression démographique, les changements dans l’utilisation des terres et l’accès aux ressources, les inégalités sociales croissantes et la baisse de la confiance entre les communautés ont rendu les processus traditionnels de règlement des différends moins efficaces dans certaines régions, contribuant ainsi à l’escalade des conflits.
- Des groupes islamistes militants du centre du Mali, du nord du Burkina Faso et de certaines régions du Nigeria ont exploité les tensions intercommunautaires pour intensifier le recrutement. Cela a eu pour effet de faire l’amalgame entre les conflits entre agriculteurs et éleveurs et ceux liés à l’extrémisme violent, compliquant considérablement le paysage de la sécurité.
La violence impliquant les éleveurs en Afrique de l’Ouest et centrale, en tant qu’auteurs et victimes, a augmenté ces dernières années. Depuis 2010, plus de 15 000 décès liés à la violence entre agriculteurs et éleveurs sont survenus, dont la moitié depuis 2018 (voir la Figure 1).
Cependant, la flambée de violence entre agriculteurs et éleveurs en Afrique est plus pernicieuse que les seuls chiffres de la mortalité, car elle est souvent amplifiée par les questions à forte charge émotionnelle de l’ethnicité, de la religion, de la culture et de la terre. Des groupes islamistes militants du centre du Mali et du nord du Burkina Faso ont instrumentalisé ces divisions pour attiser les griefs, stimulant ainsi le recrutement. De même, des groupes rebelles en République centrafricaine (RCA) se sont positionnés en défenseurs des intérêts des éleveurs.
Paradoxalement, la majorité des éleveurs de bétail n’a aucun lien avec les groupes extrémistes, et en sont souvent les victimes. Néanmoins, lorsque le déchaînement des conflits intercommunautaires est amorcé, les passions prennent le dessus. Les attaques deviennent plus meurtrières, les expulsions plus fréquentes et les représailles s’étendent à des communautés qui ne sont pas directement concernées par le point chaud initial. Au départ liés à des questions d’accès aux ressources ou de politique locale, les enjeux passent rapidement à des notions identitaires profondément enracinées. Des communautés entières sont qualifiées de bandits, d’insurgés ou de terroristes.
Bien que les agriculteurs et les éleveurs entretiennent des relations concurrentielles depuis des siècles, le climat actuel de violence est sans précédent dans les temps modernes. L’enchaînement depuis les conflits gérables entre agriculteurs et éleveurs jusqu’aux spirales de violences intercommunautaires est complexe. Néanmoins, on peut tirer des leçons positives même des endroits où la violence a été la plus concentrée.
Facteurs et déclencheurs de la violence entre agriculteurs et éleveurs
La recrudescence de la violence entre agriculteurs et éleveurs en Afrique s’est concentrée au Nigeria, le long du corridor du centre du Mali et du nord du Burkina Faso, et dans certaines parties de la RCA (voir la Figure 2). Le fait qu’il existe des points chauds géographiques souligne l’importance de comprendre les facteurs locaux et régionaux qui ont contribué à ces événements violents. Cela souligne également que la plupart des différends entre agriculteurs et éleveurs sont résolus à l’amiable. Voici un examen de certains de ces facteurs de conflit.
Pression foncière croissante. Les dégâts aux cultures causés par le passage du bétail déclenchent le plus souvent les conflits entre agriculteurs et éleveurs. Bien qu’il existe des conventions locales bien établies qui dictent la manière dont ces conflits doivent être résolus, ce processus peut échouer. Alors que la population rurale de la région a considérablement augmenté, de nombreux éleveurs ont vu leurs pâturages mis en culture, rendant leurs moyens de subsistance plus difficiles (voir la Figure 3). La population rurale de la zone soudano-sahélienne d’Afrique de l’Ouest et centrale a augmenté de plus de 40 % au cours des 20 dernières années, dépassant les 281 millions de personnes. Depuis 40 ans, la superficie des terres cultivées a doublé, atteignant près de 25 % de la surface totale des terres, une tendance que les scientifiques prévoient d’accélérer parallèlement à la croissance démographique.
La pénurie de pâturages pousse les éleveurs vers les zones protégées, notamment les parcs nationaux et les forêts classées, et augmente leur dépendance sur des pratiques considérées comme illicites, telles que l’élagage des branches d’arbres. Les agents de sécurité et forestiers chargés de faire appliquer ces réglementations sont perçus comme ciblant de manière disproportionnée les éleveurs en leur infligeant des amendes et même en commettant des abus violents1. De même, les campagnes de contre-insurrection au Mali, au Burkina Faso et au Nigeria ont aggravé les relations intercommunautaires, car les forces de sécurité ont parfois agi contre les communautés pastorales considérées comme soutenant les groupes extrémistes violents.
Dépossession. L’empiètement des terres cultivées sur les zones de pâturage aggrave l’amertume des éleveurs selon lesquels leurs droits aux ressources – que ce soit la terre, l’eau, le bois ou le fourrage – sont moindres que ceux des agriculteurs et par conséquent ont été ignorés. Les éleveurs n’ont généralement besoin que d’un accès saisonnier aux ressources, de sorte que leurs droits fonciers sont souvent considérés comme secondaires par rapport à ceux des agriculteurs. De même, les décisions régissant l’utilisation des terres sont souvent prises en l’absence des éleveurs, les excluant même du processus. Même lorsque les lois visent à protéger les droits sur les ressources pastorales, elles ont tendance à rester lettre morte au niveau local. Au Bénin par exemple, une loi stricte interdit l’agriculture dans les couloirs d’élevage, mais cette loi est fréquemment ignorée car ces couloirs traversent des terres agricoles traditionnelles.
Dans certains contextes, le manque d’accès à la terre a conduit les jeunes à perdre confiance en leurs anciens, puisque ces derniers semblent incapables de protéger leurs intérêts en matière de ressources, ou sont eux-mêmes impliqués dans des transactions foncières. Au Nigeria, les réserves de pâturage et d’autres territoires sous contrôle de la communauté pastorale ont été la cible d’acquisitions foncières par les élites2. Les transactions foncières rurales génèrent d’importants échanges de richesses et servent de récompenses au sein de réseaux clientélistes qui sollicitent les soutiens politiques, à la fois au niveau national et à celui des États. Les tensions intracommunautaires qui en résultent peuvent contribuer au recrutement de groupes armés parmi les jeunes qui veulent s’émanciper et trouver un moyen de subsistance autonome. Paradoxalement, la présence de groupes armés réduit encore plus la disponibilité des pâturages car les éleveurs sont expulsés ou bannis des zones clés, comme les forêts protégées, que les groupes armés occupent.
Vol. Le bétail est la ressource la plus précieuse de nombreuses communautés rurales, le rendant une cible courante de vol. La fréquence et l’ampleur accrues des vols de bétail sont à la fois une cause et un effet des conflits violents. Les groupes armés utilisent le bétail volé pour financer leurs activités. Le risque de vol amène les éleveurs à s’armer pour protéger leurs animaux. La demande accrue d’armes enrichit les organisations criminelles impliquées dans le trafic d’armes. Tous ces facteurs augmentent le risque d’affrontement violent. Pendant ce temps, les groupes lésés peuvent percevoir le fait de voler du bétail aux communautés avec lesquelles ils sont en conflit comme une forme de justice. Cela a conduit à une augmentation rapide du nombre de groupes armés communautaires, dans le but de se prémunir ostensiblement contre le vol de bétail, bien que ces groupes puissent également se livrer à des représailles. Dans de nombreux États nigérians et dans certaines régions d’Afrique centrale, des « économies de guerre » ont émergé autour des réseaux de commerce du bétail et des routes migratoires3.
« La méfiance à l’égard du processus de médiation empêche de résoudre les désaccords ordinaires à l’amiable et de manière informelle ».
Inégalités sociales. Dans certains endroits, les propriétaires de bétail sont récemment passés des communautés pastorales rurales aux riches citadins, créant l’impression que les éleveurs représentent les intérêts des élites. Cela a contribué à la rupture des systèmes traditionnels de dépendance mutuelle tels que le partage des résidus de récolte. À l’inverse, cela a aussi renforcé d’autres facteurs de conflit tels que la probabilité qu’un agriculteur exige des frais exorbitants d’un éleveur pour tout dommage causé à sa récolte. De même, un éleveur qui jouit du soutien des élites politiques peut refuser de participer au règlement des différends avec les agriculteurs locaux, en partant du principe que les propriétaires des troupeaux détiennent une influence politique suffisante pour se dégager de leurs responsabilités4.
Les perceptions d’inégalité sociale affectent également les relations au sein des communautés où les élites locales, généralement les anciens des clans ou les chefs de famille, possèdent un pouvoir économique et social substantiel sur leurs subordonnés. Dans le centre du Mali, cette structure communautaire hiérarchique est codifiée au sein d’un système de castes néoféodal et aurait contribué au sentiment d’injustice parmi les jeunes et les castes inférieures que les groupes islamistes militants exploitent pour favoriser le recrutement5. Les groupes armés alliés aux éleveurs en RCA ont gagné en influence en les protégeant pendant les conflits internes de ce pays, ce qui a par la suite conduit à une lutte de pouvoir entre ces groupes et les autorités communautaires traditionnelles6.
Conflits d’intérêts et méfiance. Des mécanismes fiables de règlement des différends, y compris des négociations informelles, sont essentiels pour atténuer la violence entre agriculteurs et éleveurs. Cependant, si ces institutions d’arbitrage sont perçues comme susceptibles d’être influencées, la confiance dans l’ensemble du processus est érodée. De plus, la méfiance à l’égard du processus de médiation empêche de résoudre les différends courants à l’amiable et de manière informelle.
Une fois que la méfiance, les rumeurs et les soupçons ont entaché les perceptions du processus de règlement des différends, les parties lésées et leurs alliés soupçonnent vite que la corruption a joué un rôle. À l’inverse, si l’une ou l’autre des parties d’un différend rejette l’implication des autorités, les confrontations peuvent rapidement dégénérer en affrontements intercommunautaires violents. Ces impasses ont historiquement impliqué des associations de chasseurs traditionnels comme les Dozo au Mali et les Koglweogo au Burkina Faso. Ces types d’associations servent souvent de milice communautaire car elles ont accès à des armes à feu artisanales et à des compétences de pistage de brousse. Au fur et à mesure que des milices affiliées à des éleveurs ont émergé, les conflits entre les deux groupes sont devenus plus organisés, prolongés et mortels, contribuant à des cercles vicieux de violence.
Conflits entre agriculteurs et éleveurs au Nigeria
« Les politiques qui réduisent en pratique les pâturages disponibles pour les éleveurs semi-nomades peuvent également alimenter par inadvertance des cycles de violence militante ».
Le Nigeria a connu le plus grand nombre de décès d’agriculteurs et d’éleveurs d’Afrique de l’Ouest ou centrale au cours de la dernière décennie. Cette tendance a été largement à la hausse, avec 2 000 décès enregistrés en 2018. Les événements violents entre les communautés pastorales et agricoles du Nigeria se sont concentrés dans les États du nord-ouest, de la ceinture médiane et récemment du sud.
En réponse à la violence croissante, plusieurs États nigérians ont adopté des lois anti-pâturage ouvert qui exigent que le bétail soit amené au marché par wagon ou véhicule, plutôt qu’en marchant, afin de réduire les conflits potentiels avec les agriculteurs. D’abord promulguées en 2016 dans quatre États de la ceinture médiane – Ekiti, Edo, Benue et Taraba – ces lois sont considérées comme interdisant le nomadisme, et représentent une menace au mode de vie de certains éleveurs. Dans les États de Benue et de Taraba, le nombre d’événements de conflit et de décès a considérablement diminué après la promulgation de ces lois, bien qu’il ne soit pas clair à quel degré leur application y aurait contribué.
Des stratégies similaires ont pris de l’ampleur dans d’autres régions du Nigeria. À la suite de la propagation des affrontements entre agriculteurs et éleveurs dans le sud, les gouverneurs de 17 États du sud ont publié une résolution commune en mai 2021 afin d’interdire le pâturage ouvert sur leurs territoires.
Ces lois et tactiques sont ancrées dans un discours politique hostile envers les éleveurs peuls qui résonne dans toute l’Afrique de l’Ouest et centrale7. Ceci, à son tour, rend plus difficile la désescalade du conflit à long terme au Nigeria. Par exemple, le gouvernement nigérian et de nombreux autres acteurs politiques soutiennent fermement la mise en œuvre du Plan national de transformation de l’élevage (National Livestock Transformation Plan, NLTP) de 2019 qui vise à améliorer la sécurité et à réduire les conflits entre agriculteurs et éleveurs en installant les éleveurs dans des ranchs. Du fait que la loi favorise les populations autochtones locales, elle soutient souvent les agriculteurs qui souhaitent élever du bétail. Cependant, les éleveurs sont souvent exclus du développement des ranchs, car ils sont généralement originaires d’autres États ou de pays voisins. Il en résulte un cadre qui offre peu d’aide aux éleveurs semi-nomades et crée plutôt des obstacles supplémentaires à l’utilisation des terres et à leur accès. Cela n’aborde donc pas les moteurs sous-jacents de la polarisation entre les communautés d’agriculteurs et d’éleveurs.
L’élevage en ranch est considéré avec méfiance par de nombreux éleveurs semi-nomades car il nécessite un changement radical de mode de vie. Le fait que l’initiative soit fortement soutenue par des médias anti-peuls rend sa mise en œuvre encore plus polarisante. Si le NLTP devenait plus inclusif envers les intérêts des éleveurs, il pourrait potentiellement atténuer une partie de l’insécurité liée au pastoralisme. Cependant, des défauts dans la mise en œuvre saperont probablement son efficacité. Par exemple, la loi sur l’interdiction des pâturages ouverts et l’établissement de ranchs de l’État de Benue exige que les personnes qui ne sont pas qualifiées d’autochtones, ce qui comprend de nombreux éleveurs, suivent un processus d’obtention de permis de plusieurs étapes, dont l’une est l’autorisation des propriétaires fonciers. Il est donc peu probable que la loi facilite les transitions des moyens de subsistance ou réduise le besoin de mobilité pastorale. Elle risque cependant d’exacerber davantage les ressentiments intercommunautaires.
Les politiques qui réduisent en pratique les pâturages disponibles pour les éleveurs semi-nomades peuvent également alimenter par inadvertance des cycles de violence militante. À la recherche de terres, les éleveurs sont de plus en plus contraints de se réfugier dans les réserves forestières, qui servent également de cachettes aux gangs criminels et aux groupes extrémistes. Exposés au vol de bétail et à d’autres formes d’insécurité, les éleveurs réagissent en s’armant pour se protéger8. Pour les résidents locaux, cela rend les éleveurs de plus en plus indiscernables des groupes extrémistes, contribuant également à l’augmentation des tensions intercommunautaires. Dans la zone de gouvernement local de Madagali dans l’État d’Adamawa, qui chevauche des parties de la forêt de Sambisa, la présence de cellules de Boko Haram a forcé les éleveurs à quitter la forêt, entraînant davantage de dégâts aux cultures et une détérioration des relations avec les agriculteurs de la région.
Meilleures pratiques : les comités Kabara au Nigeria
L’État nigérian d’Adamawa est en proie à de violents conflits entre agriculteurs et éleveurs depuis le début des années 2000. Cependant, dans certaines régions telles que la communauté Shuwa, les comités de règlement des différends Kabara ont mis fin à la violence liée aux querelles entre agriculteurs et éleveurs9. Le comité Kabara, qui signifie « terrain d’entente » en langue marghi, sert de forum de médiation de base pour tous les types d’infractions et de crimes, y compris les différends entre agriculteurs et éleveurs. Composés de représentants communautaires—chefs traditionnels et religieux, autorités locales et associations de jeunes et de femmes— les comités arbitrent les différends sans recourir à des mesures excessivement punitives, réduisant ainsi les risques de conflit. Malgré l’insécurité croissante dans la zone autour de la communauté Shuwa, l’inclusivité des comités Kabara a permis d’éviter la violence entre agriculteurs et éleveurs qui affecte nombre de ses voisins. La responsabilité et l’impartialité, assurées par ces comités augmente l’adhésion et la participation des parties à la résolution des différends.
La zone d’administration locale de Demsa dans l’État d’Adamawa a également réduit la violence grâce à un forum populaire qui fonctionne bien et qui bénéficie des bonnes relations de longue date entre les éleveurs peuls et les agriculteurs de M’bula. Un niveau adéquat de confiance intercommunautaire et la stature des principaux acteurs politiques locaux signifient que les membres des deux groupes considèrent le forum de médiation comme un moyen légitime de résoudre les différends. Même dans les endroits où la confiance s’est érodée au fil du temps, des mesures de renforcement de la confiance telles que le dialogue de consolidation de la paix entre les communautés et des formations à la médiation pour les dirigeants communautaires peuvent aider à restaurer la confiance et à favoriser la responsabilité dans des forums similaires.
Les autorités municipales et de district peuvent également jouer un rôle clé dans la gestion des conflits et la prévention de la violence. La zone d’administration locale de Girei dans l’État d’Adamawa a connu beaucoup moins d’altercations violentes que ses voisins en raison de l’efficacité de son chef de district dans les forums de résolution des conflits. Dans ce cas, cette personne fait également office d’Ubandoma, une fonction traditionnelle de l’administration de l’émirat de Yola, ce qui augmente considérablement sa légitimité locale.
Conflits entre agriculteurs et éleveurs au Mali
Au Mali, l’engrenage de violences et de représailles entre agriculteurs et éleveurs est devenu de plus en plus meurtrier depuis 2015, entraînant près de 700 décès en 2020.
La plupart des violences entre agriculteurs et éleveurs dans le centre du Mali se concentre dans la partie de la région de Mopti frontalière du nord du Burkina Faso. L’augmentation de la densité de population contribue aux conflits fonciers. Les efforts pour nier ou redéfinir les relations entre autochtones et migrants de longue date ont été un facteur volatil dans certaines localités.
« Les implantations locales qui favorisent les éleveurs peuls généreront probablement de nouveaux griefs fonciers ».
Cependant, les groupes islamistes militants constituent le facteur de déclenchement le plus immédiat de la recrudescence de la violence entre agriculteurs et éleveurs dans cette région. Le Front de libération du Macina (FLM), dirigé par le prêcheur peul Amadou Koufa, a exploité les différences intercommunautaires de manière stratégique, jouant sur les griefs des éleveurs pour favoriser le recrutement. Par conséquent, les Peuls constituent désormais la plus grande partie des forces des groupes islamistes militants de la région. Le FLM a obtenu un certain soutien local grâce à des mesures populistes, telles que l’interdiction des frais de pâturage, et en faisant écho aux doléances des jeunes éleveurs contre le système foncier existant au centre du Mali. Malgré cela, le FLM ne semble pas bénéficier d’un large soutien parmi les Peuls ou les éleveurs en général10. En plus du recrutement par le biais des écoles coraniques, l’organisation aurait recours à la coercition et à l’intimidation pour recruter de nouveaux membres (une pratique également signalée pour les groupes armés au Nigeria), ce qui suggère un attrait populaire limité. Néanmoins, l’amalgame des identités peules et FLM alimente la perception que tous les Peuls sont des terroristes et justifie le fait que les Peuls sont blâmés pour les attaques des groupes islamistes militants dans la région.
Dans certaines localités, des trêves précaires entre les chefs traditionnels ou religieux, les milices armées communautaires et les groupes islamistes militants ont réduit la violence entre agriculteurs et éleveurs en incluant des dispositions sur les dégâts aux récoltes, l’appropriation des terres et le vol de bétail. Dans le district de Ténenkou au centre du Mali, l’une des premières zones cibles du FLM, le pacte de Ténenkou, bénéficie du soutien implicite des forces de sécurité maliennes et des éléments du FLM, maintient la médiation des conflits entre les mains des chefs locaux et des imams, et est mis en application par la justice brutale infligée par le FLM11. Ce faisant, l’accord a également influencé la répartition du pouvoir politique local. Il exclut notamment les acteurs politiques locaux et les organisations de la société civile de consolidation de la paix, qui sont perçus comme trop proches de l’État malien et de ses partenaires dans la lutte contre le terrorisme.
La viabilité à long terme de tels pactes est néanmoins discutable. Alors que le vol de bétail à Ténenkou a diminué pour les éleveurs peuls, il ne l’a pas été pour les agriculteurs bambara, qui possèdent également une quantité importante de bétail. Si aucune mesure n’est prise, les implantations locales qui favorisent les éleveurs peuls généreront probablement de nouveaux griefs fonciers et finiront par conduire à un retour de la violence. La première trêve entre agriculteurs et éleveurs a par exemple été rompue du fait de la continuation de la violence des groupes islamistes militants12. La tactique de ces derniers à cibler les services gouvernementaux entrave également la mise en place d’une sécurité durable. De même, comme les groupes armés aggravent plutôt que résolvent les tensions autour de l’accès aux ressources, le risque de résurgence du conflit entre agriculteurs et éleveurs reste élevé.
Cet équilibre précaire caractérise des zones du centre du Mali où certaines autorités locales n’ont pas perçu d’impôts depuis le début de la crise malienne en 2012. Le nord de la RCA présente une dynamique similaire où les éleveurs s’engagent dans des relations clientélistes avec des groupes armés qui tirent des revenus des éleveurs en échange d’un accès privilégié à la terre. Si de tels arrangements coercitifs et d’extorsion apparaissent et persistent au Mali, il est difficile d’imaginer qu’ils pourront, à long terme, faire face aux pressions structurelles telles que la compétition pour les ressources qui contribuent à la violence impliquant les éleveurs.
Meilleures pratiques : RECOPA et la gouvernance locale
Le moyen le plus efficace de prévenir les conflits violents entre agriculteurs et éleveurs est de s’attaquer à leurs causes profondes, y compris la mobilité des élevages pastoraux et l’accès aux ressources. Les initiatives réussies soulignent l’importance des approches multipartites qui impliquent les autorités coutumières, les élus et les organisations de la société civile qui fournissent une expertise technique et agissent en tant que facilitateurs.
Dans l’ouest du Mali, où les éleveurs sont souvent en conflit avec les agriculteurs locaux, le maire de Sebekoro a rendu possible et aidé à codifier un accord que les agriculteurs et les éleveurs avaient eux-mêmes établi. L’accord est partiellement basé sur la loi nationale, y compris la Charte pastorale, et les dispositions traditionnelles par lesquelles les éleveurs sédentaires facilitent le passage du bétail et interviennent en cas de dommages aux cultures avant que des différends graves ne surviennent. L’accord a pris la forme de conventions locales largement utilisées qui, associées à l’implication attentive du maire et à la confiance qui lui est portée, ont considérablement contribué à réduire les dégâts aux cultures dans la région.
Dans l’est du Burkina Faso, le Réseau de communication sur le pastoralisme (RECOPA) a été le fer de lance d’un effort impliquant les agriculteurs et les éleveurs, les communautés et le gouvernement municipal pour surmonter les obstacles fonciers difficiles et sécuriser les routes pastorales et les zones de pâturage. Le RECOPA maintient une infrastructure de base de gestion des terres sous la forme de cartes accessibles aux utilisateurs des ressources et de marqueurs physiques pour délimiter l’utilisation des terres. Les initiatives de financement basées sur la collecte de petits montants à partir des recettes du marché aident à soutenir ses activités et à générer une appropriation commune de l’organisation.
Le rôle des forces de sécurité
Les forces de sécurité jouent un rôle essentiel mais mal compris dans l’atténuation du conflit entre agriculteurs et éleveurs et dans la rupture de son lien avec l’insécurité régionale. Dans les pays où les forces de sécurité ont historiquement bénéficié d’une plus grande confiance des populations locales, comme le Bénin, elles sont généralement appelées à jouer un rôle dans l’interruption de la violence et la prévention de son escalade. À l’époque où le Mali avait un gouvernement démocratiquement élu, les forces de sécurité maliennes ont pu s’appuyer sur cette légitimité pour désamorcer les affrontements intercommunautaires violents qui risquaient de devenir incontrôlables. Cela a été particulièrement évident dans le district de Yanfolila, dans la région de Sikasso, où les forces de sécurité locales ont réussi à apaiser les conflits violents entre agriculteurs et éleveurs en collaborant étroitement avec les dirigeants communautaires. Même au Nigeria, où la confiance du public dans les forces de sécurité est parmi les plus faibles de la région, les rapports démontrent que lorsqu’elles réagissent rapidement et sont équipées pour désamorcer les situations de violence, les acteurs de la sécurité de l’État peuvent minimiser le nombre de morts lors d’une attaque.
Il est de plus en plus important pour les acteurs de la sécurité de faire la distinction entre les affrontements locaux entre agriculteurs et éleveurs et les attaques de groupes islamistes militants, et de renforcer les mécanismes qui réduisent le risque d’escalade de la violence tout en protégeant les communautés. Par exemple, les différends concernant des incidents individuels ou des droits sur des parcelles de terre peuvent devenir et deviennent parfois violents. Les autorités locales et les forces de sécurité doivent traiter ces incidents rapidement et équitablement pour éviter qu’ils n’attisent des tensions intercommunautaires susceptibles de créer les conditions de recrutement des groupes extrémistes violents. En attendant, les acteurs communautaires devraient utiliser les conflits fonciers comme des opportunités visant à réévaluer les accords d’accès aux ressources en place et trouver des solutions équitables. Les forces de sécurité peuvent jouer un rôle essentiel dans la dissuasion de la violence en offrant un espace pour que ces dialogues suivent leur cours.
Recommandations
Étant donné le potentiel d’engrenage en un conflit intercommunautaire plus large, alimenté par des questions émotives d’identité – origine ethnique, religion et culture – de ce qui commence souvent par conflits fonciers, une haute priorité doit être donnée à la recrudescence de la violence entre agriculteurs et éleveurs. Les tensions entre agriculteurs et éleveurs diminueront quand les éleveurs se sentiront inclus dans la prise de décision, en particulier concernant les ressources foncières, et lorsqu’ils sentiront que leur mobilité est sécurisée et que leur présence est respectée. Les agriculteurs doivent être sûrs que leurs moyens de subsistance ne seront pas compromis par des changements dans les lois réglementant l’accès à la terre et à son utilisation, et que leurs propres implantations et champs resteront sécurisés. Les forces de sécurité peuvent et doivent renforcer ces conditions préalables à réduire la violence. Pour atteindre ces objectifs, il faudra que les gouvernements, les acteurs de la société civile et les partenaires internationaux accordent la priorité aux points suivants.
« Afin de protéger les communautés exposées et les populations vulnérables, les forces de sécurité doivent appliquer une approche différenciée à leurs efforts de contre-insurrection».
Différencier les griefs locaux et les groupes extrémistes armés dans les zones à haut risque. Les communautés qui bordent des forêts protégées et les populations vulnérables telles que les jeunes éleveurs de bétail sont particulièrement exposées au risque d’exploitation violente par les groupes armés. Ils peuvent les rejoindre par recrutement ou par contrainte. Les éleveurs qui sont loin de chez eux sont confrontés à des risques supplémentaires car ils peuvent manquer de personnes de confiance ou même de la capacité de communiquer avec la population locale dans les zones où ils cherchent à faire paître leurs animaux. Les griefs pastoraux sont distincts de ceux qui motivent la violence des groupes extrémistes. Cependant, une fois que des groupes extrémistes violents sont établis dans une zone, ils transforment le contexte politique, et les luttes locales peuvent alors être instrumentalisées pour servir leur agenda extrémiste.
Afin de protéger les communautés exposées et les populations vulnérables, les forces de sécurité doivent appliquer une approche différenciée à leurs efforts de contre-insurrection. Cela nécessite un travail à long terme pour établir une plus grande résilience et une présence soutenue dans les zones isolées qui tombent facilement sous le contrôle de groupes extrémistes violents. Les acteurs de la sécurité devraient s’inspirer de la police de proximité et gagner la confiance des habitants en dissuadant et en punissant les activités criminelles qui augmentent l’insécurité.
Investir du capital politique et des ressources financières pour améliorer les infrastructures de gestion foncière. La croissance démographique et la pression foncière dans certaines parties de l’Afrique de l’Ouest et centrale devraient se poursuivent dans un avenir prévisible. Les infrastructures de gestion foncière, telles que les cartes et les marqueurs physiques, sont essentielles pour faire face à ces pressions, tout comme l’adhésion et le respect de la communauté aux réglementations foncières convenues. Les conventions locales traitant de l’empiètement sur l’utilisation des terres et de l’utilisation abusive des ressources ont plus de poids lorsque les dirigeants communautaires coordonnent les efforts entre les acteurs traditionnels, religieux et de la société civile. Les réalisations du RECOPA au Burkina Faso se démarquent à cet égard. Encourager des groupes similaires d’acteurs à déterminer conjointement un processus indépendant et impartial de gouvernance foncière contribue à promouvoir la participation de l’ensemble de la communauté dans la prise de décision. Cela intégrerait une forme de recours aux forces de l’ordre et de sécurité.
Les efforts du RECOPA pour fournir et entretenir des infrastructures de gestion foncière soulignent également l’importance de renforcer la participation locale dans ces processus. Ceci est facilité par le financement local, qui, en milieu rural, est aidé par la disponibilité d’infrastructures de financement électronique, telles que l’argent mobile. Au fur et à mesure que la confiance dans de telles initiatives grandit, elles peuvent aider à soutenir d’autres investissements dans les infrastructures, tels que les centres de vaccination et les puits. Au-delà du renforcement la confiance, le développement de ces infrastructures crée des emplacements désignés pour les éleveurs au sein et autour des communautés. Cela, à son tour, facilite la planification locale pour réduire les risques de confrontations entre agriculteurs et éleveurs.
Former les dirigeants locaux aux techniques de règlement des différends. Dans les communautés où la confiance et la responsabilité se sont dégradées au fil du temps et où les tensions intercommunautaires sont élevées, un règlement efficace des différends dépend du rétablissement de processus de confiance et de l’inclusion d’un large éventail d’acteurs communautaires. Investir dans la formation des dirigeants de tous les segments de la société en tant que médiateurs indépendants des conflits entre agriculteurs et éleveurs peut aider à y parvenir. De telles formations pourraient tirer des leçons des mécanismes alternatifs de règlement des différends, qui fonctionnent de la même manière que les comités Kabara du Nigeria qui sont efficaces et inclusifs13. Les animateurs de ces formations se concentrent sur les stratégies de médiation, la dynamique de communication, les techniques d’écoute active, les compétences interculturelles, la recherche de consensus et la manière de parvenir à un règlement impartial des différends. Les médiateurs formés ont de meilleures chances de parvenir à une confiance et une communication productive entre les parties.
Le développement de ces compétences dans les contextes de conflits récurrents entre agriculteurs et éleveurs favorisera la consolidation de la paix et la résolution des conflits aux niveaux interpersonnels et communautaires, réduisant ainsi la polarisation entre les groupes. Cela peut également freiner la désaffection parmi les jeunes et autres populations marginalisées, atténuant le besoin perçu de se faire justice soi-même et réduisant le potentiel d’altercations violentes.
Donner la priorité au renforcement de la confiance entre les communautés et les forces de sécurité. L’atténuation de la violence sera impossible sans des interventions de sécurité plus fiables et plus efficaces. Dans les zones relativement sécurisées, davantage d’informations devraient être collectées pour comprendre comment et quand les forces de sécurité jouent un rôle efficace pour mettre fin à la violence.
Des mécanismes doivent être développés pour accroître la responsabilité et l’efficacité des forces de sécurité, notamment en termes de capacité à réagir rapidement aux flambées de violence. Lorsque les communautés locales s’attendent à ce que les forces de sécurité réagissent rapidement et de manière impartiale, elles sont beaucoup moins susceptibles de soutenir des actions extrajudiciaires lorsque d’inévitables différends ou des altercations surviennent. Grâce à de telles réponses, les forces de sécurité renforceraient leur propre capacité à stabiliser les zones et à empêcher que les différends ne dégénèrent en une violence plus généralisée.
Leif Brottem est professeur agrégé d’études sur le développement mondial au Grinnell College. Il effectue des recherches sur le pastoralisme et les moyens de subsistance ruraux en Afrique de l’Ouest et centrale. Ce projet a été soutenu par des assistants de recherche sur le terrain dans l’État d’Adamawa au Nigeria, la région de Mopti au Mali et en République centrafricaine.
Notes
- ⇑ Tor Benjaminsen et Boubacar Ba, « Why Do Pastoralists in Mali Join Jihadist Groups? A Political Ecological Explanation », Journal of Peasant Studies 46(1), 2019.
- ⇑ International Crisis Group, « Violence au Nord-Ouest du Nigeria : Sortir du chaos », Rapport n° 288, 18 mai 2020.
- ⇑ International Crisis Group, « Afrique centrale : les défis sécuritaires du pastoralisme », Rapport n° 215, 1er avril 2014.
- ⇑ Matt Luizza, « Urban Elites’ Livestock Exacerbate Herder-Farmer Tensions in Africa’s Sudano-Sahel », New Security Beat (blog), The Wilson Center, 10 juin 2019.
- ⇑ Marie Brossier, Cédric Jourde et Modibo Ghaly Cissé, « Relations de pouvoir locales, logiques de violence et participation politique en milieu peul (région de Mopti) », Un rapport du projet Stabiliser le Mali – Centre FrancoPaix, 2018.
- ⇑ Thierry Vircoulon, « Les Peuls Mbororo dans le conflit centrafricain », Études de l’Ifri, 2021.
- ⇑ Modibo Ghaly Cissé, « Comprendre les perspectives peules sur la crise au Sahel », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 24 avril 2020.
- ⇑ Olajumoke Ayandele, « Affronter la crise du Kaduna au Nigeria », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 18 février 2021.
- ⇑ Amnesty International, « Harvest of Death : Three Years of Bloody Clashes Between Farmers and Herders in Nigeria », 17 décembre 2018.
- ⇑ Modibo Ghaly Cissé, « Comprendre les perspectives peules sur la crise au Sahel », Éclairage, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 24 avril 2020.
- ⇑ Mirjam de Bruijn, « Peace Pacts in Mali: Fragile Pockets of Peace or ‘Peaceful’ Colonization by Jihadi Groups », Counter Voice in Africa (blog), 25 mars 2021.
- ⇑ International Crisis Group, « Parler aux jihadistes au Centre du Mali : le dialogue est-il possible ? », Rapport n° 276, 28 mai 2019.
- ⇑ Ernest Uwazie, « Le règlement extrajudiciaire des différends en Afrique : Prévention des conflits et renforcement de la stabilité », Bulletin de la sécurité africaine n° 16, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, novembre 2011.