Dans L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904), le sociologue Max Weber écrit que “le terme “individualisme“ recouvre les notions les plus hétérogènes que l’on puisse imaginer”. Nous retiendrons néanmoins l’idée que l’individualisme désigne la doctrine qui accorde à l’individu une valeur intrinsèquement supérieure à toute autre et ce dans tous les domaines – éthique, politique, économique –, où toujours priment les droits et les responsabilités de ce dernier. L’individualisme apparaît ainsi comme inséparable de la notion de démocratie, car il est le résultat de la promotion du citoyen comme détenteur d’une part de souveraineté politique, mais aussi de la protection des individus contre l’arbitraire du pouvoir. Cependant, certains penseurs analysent l’individualisme comme une potentielle menace pesant sur le lien social, pouvant ainsi engendrer une dépolitisation et une anarchie sociale. Après avoir présenté une clarification de la notion l’individualisme et de ses termes périphériques (1), nous tenterons d’en dégager la spécificité contemporaine (2).
1/ Dans les sociétés démocratiques modernes, l’individualisme renvoie à la valorisation de l’individu par rapport au collectif.
A/ Dans les Essais sur l’individualisme (1983), Louis Dumont distingue deux sens du terme individu :
- l’agent empirique : “le sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l’espèce humaine, tel que l’observateur le rencontre dans toutes les sociétés”, y compris dans les sociétés fortement holistes (dont le modèle pour Dumont est l’Inde, avec son système très hiérarchisé de castes) ;
- l’individu comme sujet normatif : “l’être moral”, c’est-à-dire l’unité individuelle qui se trouve valorisée en tant que telle dans les sociétés individualistes.
Dans « Individuation et individualisation » (2003), Vincent Descombes prolonge cette distinction par celle que l’on peut faire entre individuation et individualisation :
- l’individuation est l’opération logique qui permet de distinguer un individu d’un autre, le dénombrement. Elle correspond au terme individu pris dans son sens premier : il existe dans toute société, des individus qu’il faut dénombrer ;
- l’individualisation concerne la valorisation et la justification des actions, quand elles sont orientées par le respect de l’idéal de l’individu autonome. C’est le processus socio-historique où l’individu est de plus en plus valorisé comme l’élément central de la société. L’individu qui est individualisé considère la communauté comme lui étant inférieure.
Dans une société, il est en effet possible de valoriser soit l’individu, soit le collectif. Dans Homo hierarchicus (1966), Louis Dumont distingue deux grands types de société à partir de l’accentuation du rapport individu/société :
- les sociétés holistes : elles reposent sur une vision du monde où le tout prime sur les parties. Ce sont des sociétés hiérarchisées et englobantes ;
- les sociétés individualistes : ce sont les parties, à savoir les individus, qui priment sur le tout, c’est-à-dire sur la société. Ce sont des sociétés individualistes antiques et modernes qui se veulent démocratiques et égalitaires (même si dans l’Antiquité, l’égalité était réservée aux citoyens et que la démocratie excluait les femmes et les esclaves).
Dans La société des individus (1987), Norbert Elias défend l’idée que la représentation d’un moi doté d’une intériorité et séparé des autres est une apparition tardive dans l’histoire de l’humanité. Elle est apparue “d’abord lentement et pour une brève période dans des cercles restreints des sociétés de l’Antiquité, puis de nouveau à partir de la période de la Renaissance dans les sociétés occidentales”. On assiste à un moment d’individualisation qui établit une progressive “prédominance de l’identité du moi sur l’identité du nous”.
B/ Dans De la Démocratique en Amérique (1835-40), Alexis de Tocqueville présente l’individualisme comme étant une caractéristique fondamentale de la démocratie, mais qui est profondément ambivalent parce qu’il est porteur de deux phénomènes contradictoire :
- la dépolitisation : l’individualisme isole les citoyens les uns des autres, c’est “un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi crée une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même” ;
- la liberté : en tant qu’il signifie la perte d’influence des hommes les uns sur les autres, il favorise l’amour de l’indépendance et la liberté.
La perte des anciennes solidarités traditionnelles (intergénérationnelle et hiérarchique) accompagne l’avènement de la démocratie : “ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur”.
Tocqueville voit dans le processus démocratique un fait inéluctable et providentiel dont il s’attache simplement à prévenir les dangers, l’individualisme restant à ses yeux, le meilleur moyen de lutter contre le despotisme. Le risque d’anarchie qu’il est susceptible de faire surgir étant un moindre mal par rapport au risque de la servitude.
C/ Dans L’individualisme et les intellectuels (1898), Emile Durkheim distingue deux sortes d’individualisme :
l’individualisme des Lumières : c’est le bon individualisme, celui de Kant, de Rousseau, républicain et humaniste où tout individu humain est lié à des notions morales, doté d’une raison individuelle qui le relie à un ensemble social ;
l’individualisme corrélatif au capitalisme : c’est le mauvais individualisme, celui qui est valorisé par les libéraux, à savoir l’égoïsme utilitaire, l’apothéose du bien-être privé, le culte égoïste du moi. Chaque citoyen n’est alors plus relié aux autres par des propriétés morales mais par un individualisme concurrentiel : chacun cherche son intérêt particulier, ce qui déséquilibre le premier individualisme.
Selon Max Weber, cet individualisme qui se développe avec le capitalisme est à relier à l’éthique protestante. Dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), il remarque l’existence d’une influence des “particularités mentales que conditionne l’atmosphère religieuse (…) sur le choix des occupations et, par là même, la carrière professionnelle”. Cette influence, dans le cas du calvinisme se traduit par “une disposition toute spéciale pour le rationalisme économique”. Si l’appât du gain se retrouve dans toutes les sociétés et à toutes les époques, le désir d’accumulation comme fin en soi se révèle propre au système capitaliste occidental. Il s’agit d’un nouvel “esprit” : “à titre provisoire, nous utilisons ici l’expression « esprit du capitalisme » pour désigner la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire systématiquement à un profit légitime au plan rationnel”. Cet esprit modifie le désir naturel de richesse ou la volonté de puissance, sans les faire disparaître.
Weber donne un exemple de cet esprit nouveau en citant le texte de Benjamin Franklin l’Advice to a young tradesman écrit en 1748 où l’on trouve notamment cette phrase : “Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent”. Il ne s’agit pas seulement d’enseigner le “sens des affaires”, mais il s’agit bien selon lui d’inculquer une nouvelle éthique contraignante et absolue qui doit imprégner tous les moments de la vie quotidienne. Cet ethos remet en cause le système de valeurs traditionnelles du XVIIIe siècle. Désormais, il faut vivre pour travailler et non plus travailler pour vivre : “En effet cette idée particulière si familière pour nous aujourd’hui, mais en réalité si peu évidente que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession, c’est l’idée caractéristique de “l’éthique sociale” de la civilisation capitaliste, en un certain sens, elle en est “le fondement””.
Cette idée provoque un détournement des énergies individuelles qui vont désormais s’investir dans des pratiques sociales auparavant peu valorisées. Une nouvelle vision du monde émerge qui, issue de minorités actives, gagne toutes les couches de la société. L’esprit du capitalisme se compose donc de deux caractéristiques typiques : l’éthique du métier et l’aspect rationalisateur des conduites. Ce sont deux caractéristiques qui sont au cœur de l’individu moderne.
Weber pointe le danger de l’expansion de cette figure du puritain qui maintient l’unité rationnelle de sa vie avec la main de fer de son éthique. Ce danger de l’individualisme rationalisateur, propre aux sociétés capitalistes modernes, est comparé à une “cage de fer” qui fermerait le champ des vies possibles en proposant une vie sociale par trop unidimensionnelle (la rationalité instrumentale envahissant tout le champ du possible).
2/ Les analyses de l’individualisme contemporain peuvent être distinguées selon le degré de rupture qu’il existe avec les analyses modernes.
A/ Les théories postmodernes se prononcent tous en faveur d’une rupture avec les valeurs de la modernité occidentale (la raison, le progrès, l’individualité et l’humanisme des Lumières).
a) Jean-François Lyotard définit la postmodernité dans La condition postmoderne (1971) par la fin de la croyance dans les grands récits. Ces grands récits sont les discours légitimateurs employés à l’époque moderne. Ils permettent de justifier les institutions en construisant un système de concepts qui s’appuient les uns sur les autres (les hommes sont doués de raison, ils progressent grâce à elle, ils travaillent à la paix universelle et à la réalisation de la justice, ils recherchent la vérité). La postmodernité est le moment où les hommes deviennent incrédules à l’égard de ces récits.
La conséquence pour l’individu est qu’il est pris dans “une texture de relations plus complexe et plus mobile que jamais”, mais il n’est pas isolé pour autant : il a simplement des caractéristiques sociales plus différenciées. Il a également un rapport au politique plus fonctionnel : il regarde l’utilité qu’il peut retirer des politiques mises en œuvre et ne se satisfait plus des discours légitimisateurs traditionnels (intérêt général, progrès, raison, etc.).
b) Dans L’ère du vide (1983), le sociologue Gilles Lipovetsky analyse également la postmodernité comme une ère d’accroissement des différences, où les individus sont de plus en plus isolés à l’intérieur de sociétés éclatées et où les minorités se substituent à la société. Lipovetsky détecte une profonde transformation sociologique, ce qu’il appelle un “procès de personnalisation”. Ce procès comporte deux faces :
“négativement, il renvoie à la fracture de la socialisation disciplinaire” ;
“positivement, il correspond à l’agencement d’une société flexible fondée sur l’information et la stimulation des besoins, le sexe et la prise en compte des ‘‘facteurs humains’’, le culte du naturel, de la cordialité et de l’amour”.
B/ Les théories de la seconde modernité mettent l’accent sur une accélération du phénomène décrit par les analyses modernes de l’individualisme.
a) Ulrich Beck dans La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986) distingue deux phases de la modernité :
- une première phase de la modernité comprise positivement en termes de citoyenneté, de raison, de progrès scientifique ;
- une seconde phase de la modernité qualifiée de « modernité avancée » ou « modernité réflexive » qui apparaîtrait dans les années 70.
Cette distinction lui permet de repérer non pas une rupture avec la modernité, mais une radicalisation de la modernité à travers un changement de paradigme : nous serions passés en effet d’un paradigme des sociétés industrielles, au paradigme des sociétés du risque caractérisées l’omniprésence du risque et par ses conséquences à présent transnationales.
Ces risques se manifestent non seulement au niveau technoscientifique, mais aussi au niveau biographique. L’accentuation de l’individualisme conduit selon lui à “une individualisation de l’inégalité sociale”, associée à une “dépendance vis-à-vis du marché dans toutes les dimensions de l’existence”. La poussée sociale de l’individualisation a été si importante qu’à présent tous les individus se trouvent fragilisés. Les individus sont certes émancipés des réseaux familiaux traditionnels et des classes sociales, mais ils sont aussi davantage renvoyés à eux-mêmes.
Dans cette individualisation, Beck constate des éléments à la fois positifs et négatifs. Ce qui est positif, c’est qu’à présent les individus peuvent s’émanciper de leurs rôles sociaux traditionnels, ils réfléchissent davantage à leur parcours, à leur vie. Mais ce qui est négatif, c’est qu’ils ne vivent plus les inégalités sociales comme sociales, car ces inégalités sont individualisées.
b) Comme Beck, Anthony Giddens part de l’idée de seconde modernité. Dans Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age (1991). Cette période est caractérisée par la place croissante que prend la réflexivité : les individus font de plus en plus retour sur eux-mêmes et sur la société dans laquelle ils vivent. L’identité de soi (la Self-Identity) se constitue de plus en plus à partir de ce travail de retour sur soi et de construction de soi-même.
Si dans la première modernité, certains vestiges traditionnels demeuraient, à présent ces vestiges sont même remis en cause (patriarcat, prédominance de la famille, etc.). On assiste à un élargissement de la réflexivité : la raison est de plus en plus utilisée. La réflexivité au niveau de chaque individu est ce qu’il appelle “la réflexivité du soi”. Il s’intéresse aux transformations contemporaines de l’intimité : la construction du moi est de plus en plus un projet réflexif : on réfléchit de plus en plus à la manière de conduire sa vie. On exprime cela dans un projet de vie réflexif. Le souci de réalisation de soi n’est pas réductible à l’égoïsme ou au narcissisme contemporain, car il suppose une certaine mutualisation : le souci de la reconnaissance de soi nécessite de passer par autrui. Il y a donc pour Giddens une réciprocité qui excède le narcissisme. Selon lui, l’individualisme de la seconde modernité n’est pas purement égoïste et constitue un prolongement de la rationalité moderne.
Bibliographie générale
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