En contexte de crise, l’Etat apparaît toujours comme un acteur clef. Ce phénomène, que la crise financière actuelle remet sur le devant de la scène, a été éclipsé ces dernières années : les progrès de la globalisation des échanges économiques, le développement des flux culturels (cinéma, Internet), mais aussi la croissance d’un sentiment de défiance des citoyens envers la capacité de l’Etat à répondre à leurs problèmes (chômage, protection de l’environnement, insécurité, drogue) ont fragilisé le bien-fondé de son intervention. Depuis les années 80, une critique de l’interventionnisme se traduisait par un retrait de l’Etat de la sphère économique et une plus grande libéralisation des marchés, notamment financiers. Mais la crise des subprimes 2008 a changé la donne, l’Etat a désormais retrouvé une pleine légitimité et n’a plus hésité à intervenir pour garantir le fonctionnement de l’économie de marché. Après avoir donné une définition de l’Etat (1), nous en retracerons la genèse (2), puis nous verrons en quoi ce retour de l’Etat correspond en fait à ses fonctions essentielles (3).
1/ D’un point de vue institutionnel et juridique, l’Etat est une autorité souveraine qui exerce son pouvoir sur une population habitant un territoire déterminé au moyen d’un gouvernement.
A/ Il s’agit de la définition juridique classique. L’Etat est, en effet, un être collectif abstrait qui, au plan du droit international, désigne une société envisagée du point de vue de son organisation politique globale. La théorie des trois critères formulée au début du XXe siècle par des juristes allemands et français (Jellinek, Laband, Carré de Malberg) liste les caractéristiques fondamentales de tout Etat :
- un territoire : il est délimité par des frontières et désigne le sol, sous-sol et espace aérien d’un pays ;
- une population : elle est composée des nationaux (ressortissants qui ont acquis cette qualité) et des étrangers (auxquels s’applique le droit de l’Etat dans lequel ils vivent) ;
- un gouvernement : il est un pouvoir d’injonction juridiquement réglé, c’est-à-dire qu’il produit du droit et le fait appliquer au moyen d’un pouvoir d’injonction juridique.
B/ La souveraineté renvoie à l’indépendance d’un Etat. Sur le plan international, cela signifie qu’un Etat ne peut s’immiscer dans les affaires d’un autre. Sur le plan intérieur, cette souveraineté peut être, dans certains cas, partagée. Il faut donc faire la distinction entre deux types d’Etat :
- l’Etat fédéral : il est le résultat d’une association d’Etats (les Etats-Unis, l’Allemagne, la Suisse notamment). La souveraineté est partagée car une partie des compétences des Etats fédérés sont mises en commun au niveau de l’Etat fédéral. Ce dernier a généralement des compétences dans les domaines régaliens (défense nationale, politique monétaire, diplomatie), les Etats fédérés conservant les fonctions législative, juridictionnelle et gouvernementale. Dans ce type d’Etat, il existe en général deux chambres : une assemblée représentative de la population et un sénat représentant les Etats ;
- l’Etat unitaire : il dispose de la plénitude de la souveraineté (la France). Il peut être décentralisé s’il tolère en son sein l’existence d’autres personnes publiques (collectivités territoriales) ou centralisé si seul l’Etat a le statut de personne publique, les autres divisions étant seulement administratives.
N.B. : il ne faut pas confondre la décentralisation et la déconcentration. La déconcentration désigne la prépondérance du pouvoir central – de l’Etat – sur les collectivités territoriales par le biais des préfectures et des sous-préfectures. Ces dernières exercent un contrôle juridique de l’exercice du pouvoir décentralisé des personnes publiques territoriales (communes, départements, régions).
2/ En science politique, deux grands types d’approche permettent d’élucider la genèse de l’Etat : l’approche anthropologique et l’approche sociohistorique.
A/ L’approche anthropologique (Balandier, Lowie, Lapierre) : elle recourt à la comparaison des sociétés politiques entre elles et à l’observation des contrastes afin de dégager la spécificité de l’Etat moderne par rapport aux autres formes d’organisation du pouvoir politique.
Dans Essai sur le pouvoir politique (1968), Jean-William Lapierre met en évidence trois éléments propres à l’Etat moderne :
- la spécialisation des agents administratifs : certaines sociétés primitives ne connaissent pas une spécialisation des agents chargés de faire exécuter les décisions au moyen de la coercition. A l’époque moderne, on celle-ci se renforce avec comme corollaire une professionnalisation de ces agents ;
- la centralisation de la coercition : dans le système féodal, le droit de recourir à la coercition est éclaté (les grands seigneurs pouvaient lever des troupes et rendre « haute et basse justice », donc infliger des peines privatives de vie ou de liberté). Ce n’est pas le cas dans l’Etat moderne où l’on constate l’émergence d’un emboîtement des structures politiques (par exemple, le système pyramidal de la hiérarchie des normes de Kelsen : au sommet la Constitution domine la loi et les règlements – ou encore la structure pyramidale de l’administration où le principe hiérarchique place tout agent public en situation de subordination par rapport à un chef) ;
- l’institutionnalisation : elle conduit à dissocier la personne physique des gouvernants et l’exercice de la puissance publique. Autrement dit, elle renvoie aux “deux corps du Roi” distingués dès le haut Moyen Âge (théorie que l’on doit à Ernst Kantorowicz dans Les Deux corps du Roi – 1957) permettant d’assurer la continuité de l’Etat après la mort physique de celui qui l’incarne temporairement.
B/ L’approche sociohistorique : elle décrit le processus historique qui aboutit à l’émergence progressive de l’Etat en Occident.
L’entreprise de construction de l’Etat s’amorce en France et en Angleterre à partir du XIIIe siècle. Le pouvoir étatique va s’affirmer contre le pouvoir religieux et le pouvoir seigneurial. Parallèlement, l’Etat apparaît de plus en plus comme un corps séparé, autonome et distinct de la société civile.
a ) Quatre processus de mutations du pouvoir politique peuvent être relevés :
- la construction d’une identité politique des individus autonome de leur identité religieuse ;
- la réduction des multiples liens de dépendance personnelle propres au système féodal grâce à l’affirmation du pouvoir royal (à partir du XVe siècle sous Louis XI), puis la transformation du lien d’allégeance dynastique en un lien d’allégeance nationale avec la Révolution ;
- la diversification des institutions politiques et administratives : émergence des assemblées représentatives et des instances consultatives amorçant la bureaucratie moderne (accélération du processus sous Louis XIV) ;
- la juridicisation des rapports entre gouvernants et gouvernés : ce sont les grands textes tels que la Petition of Rights (1628), le Bill of Rights (1689) ou encore les constitutions écrites américaine et française qui enferment le pouvoir politique dans un statut juridique. La reconnaissance de droits opposables à l’Etat signe le commencement de la mise en place d’un Etat légal-rationnel.
b) Deux principales dynamiques résultant des logiques conflictuelles peuvent être soulignées (ces logiques font émerger des solutions non souhaitées individuellement, mais qui émergent des engrenages complexes d’intérêts rivaux et interdépendants) :
- la dynamique des rivalités entre seigneurs au lendemain de l’empire carolingien : la concentration du pouvoir se fait progressivement au profit des vainqueurs jusqu’à son monopole ;
- les tendances lourdes à l’expansion économique : au XVIe siècle, la croissance économique conduit à une différenciation sociale accentuée (noblesse, bourgeoisie, commerçants, artisans, etc.) et à un nouveau partage du pouvoir (développement des premières assemblées).
3/ D’un point de vue fonctionnel, l’Etat gère les conflits et peut, le cas échéant, recourir à la violence dont il détient le monopole légitime.
A/ Les conceptions du rôle de l’Etat varient au fil du temps, mais force est de constater qu’il n’a pas cesser de se renforcer en tant que ciment du vivre-ensemble. Son étymologie conforte cette idée puisque le terme “état” vient du latin stare qui signifie “se tenir debout”. Ce terme a d’abord été utilisé vers la fin du XIVe siècle pour désigner un groupement humain soumis à une même autorité, avant de renvoyer, depuis le XVIe siècle, à sa définition juridique classique (une autorité souveraine qui s’exerce sur l’ensemble d’un peuple et d’un territoire, cf. Dictionnaire historique de la langue française). Il a donc connu une évolution qui a conduit à un approfondissement de sa légitimité.
Au XVIe siècle, le monarque était assimilé à un père de famille et la société à une grande famille. Au XVIIIe siècle, l’idée de contrat social et la pratique du suffrage universel ont conféré une légitimité populaire et ont renforcé la perception d’un Etat incarnant l’intérêt général. Au XXe siècle, un étatisme à caractère social s’est érigé en redresseur des injustices et en régulateur des inégalités. L’Etat s’est mis à protéger les plus démunis et s’est ainsi mué en Etat-providence. A la suite de la Deuxième guerre mondiale, il a encore approfondi son action en se faisant maître d’œuvre du développement dans le domaine économique et technique. Il a pris en charge des investissements lourds (infrastructures, formation, recherche) et est venu au secours des secteurs en difficulté.
Ce rôle clef a ensuite connu une certaine érosion dans les années 80, mais ce phénomène semble désormais appartenir au passé du fait de la gravité de la crise économique de 2008. Il reste que le renforcement de l’interdépendance internationale, la globalisation des échanges économiques (affaiblissement des frontières, déploiement de la concurrence des entreprises, émergence de firmes multinationales), la mise en place d’un ordre économique mondial posent la question redoutable du rôle de l’Etat en économie ouverte. Susan Strange dans The Retreat of Power in the World Economy (1999) affirme par exemple que la régulation croissante par le marché contraint l’Etat à renoncer à ses capacités d’intervention au nom de la liberté du commerce à l’échelle internationale. On peut ajouter à cela que l’intégration économique poussée réalisée dans l’Union européenne (et surtout l’importance des privatisations dans les pays européens à secteur public traditionnellement puissant qui ont été réalisées) ou la montée en puissance des acteurs non étatiques sur la scène internationale constituent d’autres obstacles de taille à un simple retour des Etats sur le mode de l’Etat-providence d’après-guerre.
B/ Dans Economie et Société (tome I), Max Weber définit l’Etat comme “une entreprise politique de caractère institutionnel dont la direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime“ (Presse Pocket, p. 97). Weber laisse sous silence quelles sont les fins recherchées par l’Etat (cf. Etat minimum ou Etat-providence) pour mettre l’accent sur les modalités du pouvoir tel qu’il s’exerce sur les individus.
Dans les sociétés modernes, l’Etat est le support du pouvoir politique. Il assure deux fonctions de pacification :
- les rapports politiques : les règles constitutionnelles définissent les conditions de l’exercice du pouvoir ainsi que celles présidant à son accession. Les personnes passent, mais l’Etat demeure ;
- les rapports sociaux : selon Elias, les individus intériorisent la nécessité de la non violence physique du fait du monopole de la coercition détenu par l’Etat, ce qui se traduit par des mécanismes d’autocontrainte.
C/ L’analyse systémique est une approche de la sociologie politique contemporaine qui envisage l’Etat comme un ensemble ouvert entretenant des échanges avec son environnement. Les principaux tenants de cette approche sont Gabriel Almond et Bingham Powell avec leur livre Comparative Politics. A Developmental Approach (1966). Ils envisagent les interactions de l’Etat avec son environnement : soit il extrait ou mobilise des ressources en provenance de la société civile, soit il répond à certaines attentes et distribue des biens. Trois activités peuvent donc être mises en évidence.
a) L’activité extractive : elle désigne le potentiel humain, les moyens matériels et les soutiens qui légitiment l’action de l’Etat.
Les moyens humains sont principalement composés des agents administratifs, mais aussi des professionnels de la politique. Il faut assurer leur efficacité par le biais de conditions d’emploi attractive, mais aussi leur loyauté en évitant le spoil system (nomination sur critères politiques), ce qui s’obtient en soumettant les fonctionnaires à une obligation de réserve.
Les moyens financiers renvoient principalement à l’impôt qui dépend intimement du niveau de développement économique de la société, mais aussi de la conception du rôle de l’Etat : les libéraux recherchent comme idéal le niveau le plus bas possible de d’intervention alors que les socialistes cherchent une intervention maximale. Le meilleur indice du degré de socialisation publique est le taux de prélèvement obligatoire qui est compris, dans les pays de l’UE, entre 40 et 45 % du PIB. Ce taux est aujourd’hui considéré comme élevé, on observe donc un mouvement de libéralisation visant à réduire la présence de l’Etat dans l’économie.
b) L’activité dispensatrice s’organise autour de deux concepts :
- la capacité régulatrice de l’Etat : il établit des règles du jeu à respecter dans les relations sociales. Le pouvoir politique cherche à faire régner l’ordre et se préoccupe de la sécurité physique des citoyens (les forces de police, pas toujours également réparties sur le territoire) ;
- la capacité distributive : octroi de diverses prestations (allocations, traitements, passation de marchés publics).
c) L’activité responsive : c’est la manière dont l’Etat réagit aux sollicitations de la conjoncture politique, économique, sociale ou internationale. La gestion des antagonismes d’intérêt constitue l’activité majeure des gouvernants. Leur préoccupation principale est de faire respecter leur prétention au monopole de la coercition légitime. Elle se traduit par deux missions :
- anticiper les conflits : il s’agit pour les gouvernants de détecter les insatisfactions possibles avant même qu’elles ne deviennent trop pressantes. L’enjeu est de prendre une initiative précoce pour remédier à un malaise social (étude prospective, enquêtes d’opinion, rôle des élus et des associatifs présents sur le terrain comme autant de relais) ou encore de proposer des idéaux permettant de transcender les antagonismes ou de brouiller les clivages politiquement redoutés (exaltation de la nation, défense de la laïcité, ambition européenne) ;
- traiter les conflits : l’Etat ne peut pas toujours trouver une solution à un conflit, il n’y a même pas toujours intérêt (un certain niveau d’antagonisme peut permettre de détourner l’attention d’autres problèmes). Face aux conflits, trois stratégies sont possibles : la dénégation (le problème n’existe pas), la négociation (le plus courant) ou la confrontation (mais qui laisse toujours des traces émotionnelles dans la vie politique).
Bibliographie générale
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