Depuis une trentaine d’année, l’abstention est un comportement qui se développe dans toutes les démocraties occidentales (sauf celles qui ont mis en place un vote obligatoire : Italie, Belgique, Grèce), au même titre que la volatilité électorale ou le vote protestataire. Selon une étude menée par le Cevipof en 2007, on estime qu’un Français sur deux s’est déjà abstenu lors d’une élection. L’abstention est le fait pour un électeur inscrit sur les listes électorales de ne pas participer au scrutin. On distingue donc les abstentionnistes des votes blancs qui correspondent aux électeurs participant au scrutin, mais choisissant de mettre un bulletin blanc dans l’urne, ainsi que des votes nuls qui sont les bulletins non valables (plusieurs bulletins, ajout d’inscriptions, nom d’un candidat imaginaire). On distingue également les abstentionnistes des non inscrits sur les listes électorales qui représentent environ 3 millions de personnes.
1/ L’augmentation de l’abstention apparaît symptomatique d’une méfiance accrue des citoyens à l’égard des hommes et des partis politiques, ainsi que d’une crise de la représentation.
A/ Depuis 1965, au cours des élections présidentielles, pourtant l’élection la plus mobilisatrice de toutes, l’abstention connaît une augmentation régulière, avec cependant une exception en 2007, où la participation retrouve ses niveaux des années 60 (16 % des inscrits se sont abstenus).
Graph. 1. Taux d’abstention et de votes blancs/nuls
lors des premiers tours de l’élection présidentielle (1965-2007).
Si au premier tour des élections présidentielles de 1965, l’abstentionnisme a été d’environ 15 %, il a été de 28 % en 2002 (soit une augmentation de 13 points). Le taux d’abstention important en 1969 est lié au récent départ du général de Gaulle et à la proximité du référendum. Par la suite, le taux d’abstention est resté compris entre 15 et 20 % jusque dans les années 90. Il connaît une forte hausse à partir de 1995 et atteint un record en 2002. Le choc du 21 avril 2002, avec l’élimination au premier tour du candidat socialiste, est aussi le résultat de cette abstention puisque près de 3 Français sur 10 ne se sont pas déplacés ce jour là.
La mobilisation électorale lors de la présidentielle 2007 a marqué un point d’arrêt dans la dynamique abstentionniste pour cette élection. Il reste à voir si cette participation sera aussi importante en 2012. La possibilité pour le président de la République, Nicolas Sarkozy, de briguer un second mandat laisse toutefois augurer un fort taux d’abstention, même si le contexte de crise économique peut contribuer à attirer les électeurs dans les urnes. Mais le niveau d’abstention est difficilement prévisible. L’indécision et la volatilité de l’électeur, l’intermittence qui caractérise de plus en plus le rapport au vote, suscitent la prudence des pronostics.
Il faut toutefois remarquer que l’abstention a atteint des records en 2007 lors des élections législatives, même si elle est en partie explicable par son faible enjeu, puisqu’elle que l’élection présidentielle la précédait de quelques mois. Mais sur le long terme, on constate aussi une hausse constante de l’abstention lors de ce type d’élection : alors qu’en 1978, le taux d’abstention était, pour le premier tour, de près de 17 %, il a atteint 35,5 % en 2002 et 40 % en 2007.
Graph. 2. Taux d’abstention et de votes blancs/nuls
lors des premiers tours de l’élection législative (1958-2007).
Plus généralement, on observe également une progression des votes blancs ou nuls, mêmes si ceux-ci restent encore à des niveaux peu élevés, ils traduisent toutefois une insatisfaction croissante des électeurs vis-à-vis de l’offre électorale.
B/ Certaines catégories d’élection sont des terreaux favorables à l’abstention :
les élections présidentielles : elles sont souvent marquées par un taux important de participation. Comme le montre l’exemple de 2007, lorsque les enjeux sont forts et que l’issue du scrutin est incertain, la participation augmente fortement. A noter que l’abstention est, généralement, plus forte au premier tour qu’au second ;
les élections législatives : elles connaissent des taux d’abstention plus importants que les élections présidentielles, surtout lorsqu’elles se déroulent de manière rapprochée avec une autre élection ;
les élections cantonales, régionales et européennes : elles connaissent des taux d’abstention importants (53,6 % aux élections régionales de 2010 ; en 2004, 57,2 % aux élections européennes en France, 54,5 % en Europe), les enjeux étant généralement assez lointains et souvent mal compris par l’électorat ;
les élections municipales : ce sont les élections de proximité par excellence et connaissent de forts taux de participation ;
les référendums : la participation dépend de l’enjeu, lorsqu’il est important, l’abstention est faible (30 % d’abstention seulement pour le référendum sur l’adoption du traité de Maastricht, en 1992), si l’enjeu est faible, l’abstention est forte (68 % pour le référendum sur la Nouvelle-Calédonie en 1988 et 75 % pour le passage au quinquennat en 2000).
Pour se faire une idée du taux d’abstention lors des différents scrutins : http://democratie.cidem.org/index.php?page=abstention#.
C/ Selon les chiffres du baromètre du Cidem (Civisme et démocratie, réalisé en mars 2007 : http://www.cidem.org/index.php?page=barometre), seuls 56% des Français reconnaissent ne s’être jamais ou pratiquement jamais abstenus, soit 1 Français sur 2, et 10 % reconnaissent souvent s’abstenir.
Les principales raisons invoquées sont les suivantes :
parce que les candidats font des promesses qu’ils ne tiendront pas (35 %) ;
parce qu’il y a trop d’attaques personnelles (14 %) ;
parce que vous pensez que votre vote ne changera rien au résultat (14 %) ;
pour manifester votre mécontentement à l’égard des partis politiques (13 %) ;
parce qu’aucun candidat ne vous convient (11 %) ;
parce que les candidats ne font pas de propositions dans les domaines qui vous intéressent (11 %) ;
parce que la politique ou ces élections ne vous intéressent pas (5 %).
Ces résultats montrent que l’abstention est fortement liée à une crise de confiance entre les gouvernés et leurs élus. Dans une enquête de janvier 2011 réalisée par le Cevipof, 56 % des personnes interrogées déclaraient ne faire confiance ni à la droite, ni à la gauche, pour gouverner la France. En outre, la confiance envers les banques (20 %) est plus grande que celle envers les partis politiques (13 %). Enfin, lorsqu’on demande ce que la politique évoque comme sentiment à ces personnes 39 % éprouvent de la méfiance et 23 % du dégoût. Notons que voter reste pour la majorité (56 %) le moyen le plus efficace pour influencer les décisions politiques loin devant la manifestation (8 %) et la grève (6 %), mais 13 % considèrent néanmoins que rien de tout cela ne permet pas d’influencer les décisions politiques.
Ces résultats, plutôt inquiétants, traduisent également une crise de la représentation. L’étude du Cevipof montre que 83 % des personnes interrogées pensent que les responsables politiques ne se soucient pas ou peu de ce qu’ils pensent. En outre, selon le baromètre Cidem de 2007, près d’une personne sur deux estiment que la démocratie fonctionne mal et seulement 40 % des personnes interrogées se sentent bien représentées par au moins un leader politique ou un parti politique (même si ce chiffre est en augmentation par rapport à 2001 : 22 %). Toutefois, 71 % estiment que la politique permet de changer des choses importantes dans le pays et la vie quotidienne des gens, alors que 27 % seulement pensent le contraire.
2/ Des deux variables expliquant l’abstention, la faible insertion sociale et le choix stratégique pour manifester un mécontentement, ce dernier semble le plus pertinent pour comprendre son augmentation récente.
A/ Dans L’abstentionnisme électoral en France (1968), Alain Lancelot estime que l’abstentionnisme participe de deux phénomènes distincts :
- une faible insertion sociale : femmes au foyer, veuves ou divorcées, jeunes électeurs, individus de faible niveau socio-économique ou culturel, d’habitants de zone isolées ou de grands ensembles ;
- un choix volontaire lié à une insatisfaction vis-à-vis de l’offre électorale.
Si la hausse de l’abstention concerne tous les groupes sociaux et toutes les classes d’âge, il faut remarquer que tous ne s’abstiennent pas dans les mêmes proportions. Comme le souligne Alain Lancelot (1968), l’abstentionnisme est le reflet de “l’intégration à la société”. En clair, plus le lien social est ténu, et plus on aura tendance à s’abstenir.
Statistiquement, on constate, en effet, que le chômage, la précarité et la désaffiliation sociale (éloignement des structures sociales telles que la famille, l’école, la communauté religieuse) sont des éléments de fragilité socio-économique qui conduisent à l’abstention et à la non inscription sur les listes électorales.
Le degré d’implication dans la vie politique varie aussi selon la position sociale : en 2007, 44 % des ouvriers déclarent s’intéresser à la politique, alors que c’est le cas de 72 % des enseignants et 79 % des professions libérales. La participation aux élections connaît une variation similaire : 14 % des ouvriers ne s’intéressent qu’à certaines élections contre 6 % des professions libérales
Une des raisons invoquées est la thèse de la compétence politique. Dans Participation in America : social equality and political democracy (1972), Sidney Verba et Norman Nie montraient que la participation aux Etats-Unis était d’abord le fait d’hommes citadins blancs, disposant d’un niveau socio-économique et culturel élevé. Cette position sociale et culturelle semblait ainsi leur procurer un sentiment de compétence politique qui les rendait moins sujet à l’abstention.
Statistiquement, le niveau diplôme joue aussi un rôle sur l’intérêt porté à la politique : 80 % des diplômés de l’enseignement supérieur s’intéressent à la politique, mais 47 % des sans diplôme seulement. La participation aux élections varie ici aussi : 12 % des sans diplôme et 8 % des diplômés de l’enseignement supérieur ne s’intéressent qu’à certaines élections.
Il se produit ainsi un phénomène que Daniel Gaxie a qualifié de “cens caché” (dans Le Cens caché, 1975). Certains électeurs ne choisissent pas vraiment au moment du vote de s’abstenir ou de voter pour tel ou tel candidat, car ils n’ont pas les moyens de connaître et de maîtriser tous les enjeux du champ politique. L’analyse sociologique des conditions de formation du vote montre ainsi qu’il n’existe jamais vraiment de pure démocratie : les problématiques sont bien souvent imposées à des individus qui n’ont pas toujours les capacités pour y répondre, ce qui implique la mise en place de comportements électoraux produits à partir de critères fort éloignés de la logique politique qu’on leur impute généralement (goût pour la personne du candidat, choix du vainqueur probable, préférence pour les positions les plus neutres ou les plus stéréotypées). L’abstention peut ainsi résulter d’un sentiment d’incompétence écartant les plus démunis du droit de vote.
B/ Mais comme le remarquait déjà Alain Lancelot en 1968, l’abstentionnisme peut aussi résulter d’un choix volontaire de la part des non votants. D’un point vue uniquement rationnel, l’abstention devrait d’ailleurs être la règle puisque la probabilité pour qu’un électeur influence le résultat final est quasiment nulle. Par conséquent, le coût de la participation devrait mécaniquement aboutir à un comportement de “passager clandestin” (Mancur Olson, Logique de l’action collective, 1966 : notion qui signifie que lorsqu’on peut profiter des fruits d’une action collective sans en supporter le coût, l’adoption d’un comportement rationnel conduit à ne pas se mobiliser), et donc à une abstention massive.
Dans Exit, Voice and Loyalty (1970), Albert Hirschman montre qu’un individu mécontent peut adopter trois types de stratégie à l’encontre d’une firme :
- la réaction silencieuse (exit) : un consommateur insatisfait peut changer tout simplement de marque de produit ;
- le renoncement à l’action (loyalty) : le consommateur reste fidèle à la marque;
- la protestation ou prise de parole (voice) : la manifestation contre les mauvaises performances de l’entreprise concernée.
Par analogie avec cette typologie, on peut comparer l’abstention à un comportement de défection (exit) et le vote extrémiste à un comportement protestataire (voice) vis-à-vis du système politique. Pour certains auteurs, l’abstention peut même être de l’ordre de la prise de parole. Ainsi, dans “L’abstention : démocratie politique ou vitalité politique ?” (2007), Anne Muxel écrit que “l’abstention ne peut être interprétée seulement comme un symptôme, comme un manque, comme un déficit. Elle participe pleinement aux transformations des formes contemporaines de politisation et d’expression démocratique et au mouvement de recomposition des attributs de la citoyenneté moderne.”
Ainsi, une nouvelle forme d’abstentionnisme apparaîtrait qui se superposerait à l’abstentionnisme classique lié à la fragilité du statut socio-économique et au sentiment d’incompétence politique. Dans “S’abstenir : hors du jeu ou dans le jeu politique ?” (2000), Anne Muxel et Jérôme Jaffré distinguent deux types d’abstentionniste :
- les abstentionnistes “hors du jeu politique” : ils se caractérisent par leur retrait de la politique et une certaine apathie. Ils représentent environ 1/3 des abstentionnistes. Ils sont plus nombreux chez les femmes, au sein des populations urbaines, populaires, faiblement instruites, en difficulté d’insertion sociale. Ils ne se reconnaissent pas dans le jeu politique et se sentent incompétents. Ils peuvent à l’occasion être tenté par les votes extrêmes et s’inscrire ainsi dans une position de rejet du système politique ;
- les abstentionnistes “dans le jeu politique” : ils sont davantage insérés socialement, ce sont le plus souvent des jeunes, diplômés, qui s’abstiennent sans qu’il s’agisse d’une désaffection politique et qui se remettent à voter lorsqu’ils se reconnaissent dans l’offre électorale proposée ou que le scrutin présente un enjeu particulier. Ils représentent environ 2/3 des abstentionnistes, soit près de 19 % des inscrits en 2002 (en augmentation par rapport à 1995 : 12,5 %). Ils se classent plutôt à gauche : en 2002, 62 % d’entre eux se déclaraient mécontents de la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, contre seulement 41% des “hors-jeux”.
D’après cette distinction, la hausse de l’abstentionnisme traduirait moins une dépolitisation massive, qu’une forme de mobilisation en fonction de l’enjeu. C’est en ce sens que l’on peut parler avec Jean-Louis Missika (dans « Les faux-semblants de la dépolitisation », 1992) d’un phénomène de “politisation négative “ : c’est-à-dire d’une politisation qui continue à être forte, mais qui s’accompagne d’une défiance à l’égard des politiques, d’un mélange d’abstentionnisme et de vote contestataire. Il permet ainsi d’expliquer pourquoi l’abstention progresse même parmi les catégories de population jusque-là pas vraiment concernées par le phénomène, telles les classes supérieures diplômées.
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