Etudes politiques

L’histoire continue… – A propos des thèses de Francis Fukuyama

L’histoire continue…

A propos des thèses de Francis Fukuyama et de l’avenir de la République

Que le philosophe américain Francis Fukuyama publie un article[1] pour réitérer sa principale thèse sur la « fin de l’histoire » incite à saisir la balle au bond et à ouvrir le débat que l’union sacrée contre le terrorisme tend à éclipser à coup de grotesques amalgames. Réflexions sur le tas.

Dans un même sac, le terrorisme, l’anti-américanisme, l’anti-sémitisme, les mouvements soi-disant anti-mondialisation, voire l’islam, ni plus, ni moins. Dans le même sac, Ben Laden, Arafat et José Bové qui représenteraient chacun à leur façon la Terreur contre le monde moderne, ce monde du confort et du progrès, de la liberté et de la démocratie. Et certains, en une funeste emphase, se laissent aller au sentiment d’un “monumental combat du Bien contre le Mal”. La trop fameuse “guerre des civilisations” des esprits embués a hélas encore de beaux jours devant elle.

Nous sommes toujours à la fin de l’histoire, parce qu’il n’existe qu’un système qui continuera de dominer la politique mondiale, celui de l’occident démocratique libéral“, écrit donc Francis Fukuyama dans le Wall Street Journal. Ce n’est pas la conclusion d’un intellectuel à laquelle nous avons affaire ici, mais bien la profession de foi politique d’un homme qui appelle à la poursuite du processus impérial d’une Amérique qui se considère comme toute-puissante… God bless Fukuyama !

Cette idéologie (bien peu nouvelle) de « la fin de l’histoire » n’appartient qu’à ceux qui y croient. Elle n’est qu’un fallacieux concept de philosophie mondaine, et l’auteur qui s’en réclame ne s’en sert qu’en un usage purement communicationnel : Francis Fukuyama fait la “pub” de ce qu’il croit mordicus être le régime économico-politique suprême, au-delà duquel il n’est “rien à espérer”. Et Silvio Berlusconi, lors de son récent dérapage verbal à Berlin sur la supériorité de l’occident (le 26 septembre), récite le même credo : “démocratie libérale et libre échange”,”capitalisme et marché” comme accomplissement de l’histoire de l’humanité. Son principam argument ? Que ce modèle domine dans les faits. Point. Mais depuis quand un fait vaut-il argument théorique ? N’est-ce pas précisément l’argument de prédilection de chaque régime impérial prétendant à la suprématie ? C’est en tout cas l’abdication de la raison et de la politique.

La montée des inégalités

La démocratie telle que la conçoit Fukuyama – avec, il faut bien en convenir, la plus touchante naïveté, tout persuadé qu’il est que ce modèle apportera la rédemption à l’humanité, et que le destin du monde est entre les mains des Etats-Unis – n’a rien d’un projet politique. L’individu de cette démocratie libérale n’est pas le citoyen, participant actif et rationnel aux délibérations collectives de la société. Car il ne suffit pas du consommateur, du client, de l’entrepreneur, de l’actionnaire, du spectateur, etc., pour faire un citoyen, même si celui-ci ne nie pas tout cela.

Si l’idéal de démocratie politique, comme exercice conscient du pouvoir par le peuple, ne peut se réaliser hors du cadre pérennisant de l’Etat républicain, l’idéal (néo)libéral prône, quant à lui, la disparition (ou dispersion) maximale du politique, de l’Etat et, conséquemment, de tout lieu du collectif public. Selon ce modèle, le collectif public et son objectif, le bien commun, n’ont plus à se décréter rationnellement (au moyen de cette faculté universalisante, abstractrice qu’est la raison), mais ils surgissent de soi, par une divine alchimie, de la somme des intérêts particuliers (ne pensez qu’à vous, et tous ensemble nous réaliserons la société optimale, la vraie démocratie libérale où chacun possède selon son mérite, où l’Etat sera réduit au minimum, à ses fonctions régaliennes, et encore…). Le Peuple devient population (“people” en anglais… alors que “Volk” en allemand garde un sens collectif, mais plus ethnique ou communautariste). Le citoyen (public) devient le résident (privé) ou, littéralement, le bourgeois, l’habitant du bourg (“citizen” ou “Bürger”). Rien de plus logique qu’un Alain Madelin, libéral s’il en est, en appelle à ce que le contrat remplace la loi, autant qu’il est possible, – ce contrat déjà tant honni par Jean-Jacques Rousseau lui-même, qui contrairement aux idées reçues, n’y voyait qu’avantages pour le plus fort, injustices pour les moins riches (voir « Rousseau. Economie politique. 1755 » de Yves Vargas).

Pourtant, la « libre concurrence », il serait temps d’en convenir, n’a rien produit si ce n’est de l’inégalité économique et sociale : le rapport entre les revenus les moins élevés et ceux qui sont les plus élevés est passé, entre 1920 et aujourd’hui, de 1/20 à 1/4700. La seule valeur que reconnaît cette idéologie est la valeur monétaire : le pouvoir (ou la puissance) de l’argent. Nous avons troqué les valeurs de la civilisation contre la Valeur, divinisée par les chantres d’un Marché über alles.

L’absence de règles et le déclin de la culture

Le vieux mythe libéral de la société civile autorégulatrice – une respectable utopie malgré tout, qui a eu ses grands penseurs – ne tend à produire qu’une sous-culture, si l’on entend par culture la volonté consciente de chaque homme de se dépasser et de tendre à l’excellence. Il suffit de considérer, entre autres exemples, l’ampleur de la faillite de notre système télévisuel : que nous ont apporté le règne de la concurrence généralisée et la pure logique de l’audimat ? Un gavage publicitaire entrecoupé de divertissements les plus dénués de sens et de profondeur qu’on puisse imaginer. Chaque nouveau “concept” bat des records de sordidité et de bassesse. Panem et circenses ! Du pain et du cirque ! Mais surtout du cirque.

Comme l’a récemment fait remarquer Christophe de Ponfilly, dont le reportage “Massoud l’Afghan” fut contraint d’attendre la mort de son héros et les terribles attentats du 11 septembre pour pouvoir être diffusé, sur Arte à une heure convenable, comment peut-on espérer une population préparée à saisir les enjeux géopolitiques actuels lorsqu’on se résigne à servir, pour toute nourriture spirituelle, la soupe Loft Story (85 mots différents utilisés par les divers protagonistes sur toute la durée de l’émission !) à coup de grosse louche à toute la nouvelle génération ?! Qu’espère-t-on produire comme citoyen, si ce n’est ce consommateur décervelé et cette main d’œuvre servile que souhaitent des esprits cyniques ? Qu’attend-on pour remettre sur le tapis citoyen cette sombre mascarade ?[2]

Autorité d’« experts »

« Fin de l’histoire », « fin des idéologies », c’est la même rengaine, celle qui consiste à se faire passer, par un coup de force médiatique, une opération marketing de grande envergure, pour inévitable et irréversible. Si ceux qui défendent une telle position usent d’arguments d’autorité, donc de leur autorité “d’expert” ou “d’universitaire”, c’est précisément parce qu’ils sont les farouches ennemis du politique : le néolibéralisme voudrait faire l’économie du politique.

Francis Fukuyama présume que beaucoup de peuples sont séduits par les aspects économiques et technologiques de notre occidentale modernité (encore ce non-concept, purement rhétorique ou tout au moins relatif, de “modernité“, n’en jetez plus !), comme les Barbares en leur temps à l’égard de l’opulence romaine, pourtant institutionnellement décadente. Faut-il lui rappeler que bien des peuples ne le souhaitent pas ? Pour exemple, les membres de cette tribu du Vanuatu vivant selon la coutume ancestrale qui, non sans grande malice et intelligence, après avoir envoyé un observateur à Washington pour évaluer cet Autre lointain, sont restés effarés devant ce modèle de société où toute une partie de la population pouvait circuler “librement”, à l’instar de leurs marchandises, au cœur même de la ville, sans prêter la moindre attention à ceux qui ont été dénommés “les exclus de l’intérieur“. La notion même de mendiant leur était tout simplement incompréhensible.

Funestes amalgames

Pis, Monsieur Fukuyama fait allègrement l’amalgame entre l’antiaméricanisme et le monde musulman en général dont “la haine” est, selon notre homme, “née d’un ressentiment contre la réussite occidentale et l’échec musulman“. Somptueux orgueil ! Orgueil qui comme l’amour, dit-on, n’a pas que des effets bénéfiques sur notre vision du monde. Sans doute ne sommes-nous pas préparés à voir que ce narcissisme est en partie à l’origine de la montée de l’intégrisme, du fanatisme identitaire dans les régions du monde que le système capitaliste arraisonne à sa logique impériale, à sa vision du monde. Ou tout au moins qu’il l’alimente dans un funeste cercle vicieux.

Notre idéologue américain devrait avoir à l’esprit, ne lui en déplaise, qu’une opposition non pas haineuse et passionnelle, mais raisonnée, ancrée dans les traditions politiques les plus profondes, à l’impérialisme économique et culturel américain est aussi partagée dans le monde occidental, si solidaire qu’il soit avec la douleur provoquée par ce terrorisme sanguinaire qu’on ne peut que condamner.

Criminalité en col blanc

Nous sommes en pleine crise de la citoyenneté. Les inégalités ne se sont pas seulement creusées entre le Nord et le Sud, mais aussi à l’intérieur même de nos démocraties « libérales », comme la conséquence du retrait du politique de la sphère économique, et la violence s’installe au cœur de nos agglomérations.

Comment exiger, sans contradiction flagrante, un comportement civique lorsque la citoyenneté est battue en brèche à tous les niveaux et surtout dans les plus hautes sphères financières où la criminalité en col blanc se développe comme jamais, au point de s’accommoder parfaitement des circuit légaux, où plutôt de l’absence de règles de ce “monde sans loi” tel que le décrit le magistrat Jean de Maillard ? La violence des banlieues n’est-elle pas une manifestation, sous une autre forme, de cette violence capitaliste des économies du marché-roi ? L’argent pour l’argent sans aucune considération de civilisation, la concurrence, la compétition, le souci égoïste de ses propres intérêts, la délégation de la prise de risque, n’est-ce pas là le modèle valorisé et offert à tous par la logique du Capital Total? Aura-t-il vraiment fallu des millénaires d’histoire pour aboutir à ce régime “suprême”? Décidément Monsieur Fukuyama est bien myope et sa vue de l’histoire bien courte…

Le citoyen, quant à lui – c’est-à-dire l’individu en tant qu’il se veut capable de dépasser la seule considération de ses intérêts les plus personnels, de ses envies aux motivations les plus inconscientes, pour s’élever à une vision plus globale du bien public, de l’intérêt collectif, pour tout dire, de la fraternité républicaine – se débat comme il peut pour faire valoir ses droits et réclamer ses devoirs.

L’avenir de la République

La proclamation et propagation intempestive de la fin de l’histoire doit au contraire nous empêcher de nous détourner de notre histoire et nous engager à y chercher l’espoir d’un avenir plus glorieux. Contre la démocratie néo ou ultralibérale, contre cette démocratie à l’anglo-saxonne où les intérêts pétroliers passent avant les intérêts collectifs, humains et culturels, nous souhaitons porter le flambeau historique de la démocratie politique (celle du citoyen se libérant au moyen de la force de la raison et déterminant consciemment les choix nécessaires à l’avènement d’une civilisation, digne de ce nom qu’ont porté de grands peuples dont nous devons garder la mémoire) et de la démocratie sociale (celle de la critique du capital comme valeur suprême et de l’affirmation de l’humain comme transcendance à lui-même) que seul peut garantir un véritable Etat républicain.

Ce n’est pas le modèle libéral qu’il faut porter impérialement et unilatéralement dans le monde (“le temps et les moyens, scande Fukuyama, sont du côté de la modernité, et je ne vois pas que manque la volonté de l’emporter dans l’Occident d’aujourd’hui“!), cette démocratie fallacieuse qui n’aboutit en fait qu’à une nouvelle oligarchie, une nouvelle féodalité, celle de la finance et de la corruption, celle des réseaux (mafieux ou non), ou encore des ethnies, cette dite démocratie où règne la “loi” du plus fort, du moins-disant économique, celle où le principe « un homme, une voix » tend à être remplacé par ce nouveau principe révolutionnaire (et résolument réactionnaire) « un dollar, une voix ». Malgré tous ses défauts, seule une conception de l’Etat républicain peut nous aider à construire une mondialisation des échanges culturels multilatéraux, contre la barbarie du capital sans foi ni loi, seul véritable apatride.

Non, l’idéal républicain n’est pas dépassé, et c’est à peine s’il est du passé! L’Etat-Nation ou plutôt l’Etat-République n’a rien de désuetil n’en est sans doute qu’à ses débuts. Sans celui-ci, la mondialisation des échanges ne pourra se faire dans le respect des peuples et des cultures. Appelons à la création d’une nouvelle Internationale, celle des Etats souverains et républicains !

Que l’on pense à cette formule pour le moins explicite d’un dirigeant de la firme Total à propos de l’investissement aux côtés de la dictature militaire en Birmanie : “ce n’est tout de même pas de notre faute si Dieu a placé des réserves naturelles en des pays qui ne sont pas des modèles de démocratie“… Que Total finance la junte militaire au pouvoir, l’ « esprit » du Capital s’en fiche pas mal.

Que l’on se rappelle encore du début des “ennuis” iraniens en 1951, après que le gouvernement de ce pays eût décidé – scandale ! – de nationaliser le pétrole : blocus et boycott de la part des britanniques suivi de peu, en 1953, d’un coup d’Etat d’une partie de l’armée et des grands propriétaires fonciers, orchestré par la CIA. Mieux vaut sans doute négocier avec un capitaliste iranien représentant de ses seuls intérêts qu’avec un gouvernement souverain représentant du peuple… Le système néolibéral est l’ennemi déclaré de cette souveraineté populaire dont la Révolution Française nous a donné le concept et sa mise en application, tant bien que mal.

Evoquons encore la guerre du Golfe de 1991, cette “ratonnade pour le compte des américains” comme l’avait si justement qualifié Jean-Pierre Chevènement lors de sa bruyante et courageuse démission du ministère de la Défense, quinze jours après le début de ce conflit « providentiel » pour un programme militaire qui avait perdu de sa légitimité à la fin de la guerre froide.

Enfin, pour apprécier l’aberration ultime de ce système qu’on nous vend tout cuit : au moindre choc déstabilisant, le monde de l’entreprise, délaissé par les grands financiers dans les secteurs à risque, se met à réclamer des aides de l’Etat (compagnies aériennes, agences de tourisme, clubs de vacances, etc.) selon la logique si profondément libérale d’un G.W. Bush si brutalement (et sans doute si superficiellement) devenu keynésien après les événements des 9 et 11 septembre : privatisation des profits, socialisation des pertes !

Le néolibéralisme économique n’est pas à une contradiction près… Ses théoriciens croyaient en toute bonne foi qu’avec l’ère du commerce généralisé serait révolue l’ère de la guerre, parce que les échanges économiques seraient par nature pacificateursAujourd’hui, nous avons le commerce, la guerre et la guerre commerciale, celui-là s’accommodant parfaitement de celle-ci ! Le néolibéralisme est un défaut de politique et sa mondialisation est un mythe nimbé de flou (mais efficient) qui nous empêche de saisir la profonde nécessité de la politique, intérieure et extérieure, celle-là qui met l’homme au centre de ses préoccupations et non le capital devenu hystérique dans une logique du désir nihiliste.

Alors oui, la France doit pouvoir relever la tête et assumer son héritage révolutionnaire.

Révolution, notre mère à tous, celle du sujet devenant citoyen, qui ne doit pas être oblitérée par celle de la guillotine et du sang.


[1] Publié par le Wall Street Journal et traduit dans le journal Le Monde du 17 octobre 2001 : « Nous sommes toujours à la fin de l’histoire » par Francis Fukuyama.

[2] Post scriptum de 2013 : il n’y avait pas encore eu à cette époque la fameuse phrase de Patrick Le Lay, PDG de TF1, qui livrait sa conception de la télévision dans un ouvrage collectif intitulé “Les dirigeants face au changement”, publié en 2004. Interrogé parmi d’autres patrons, il y déclarait : “Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (…) Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. (…) Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise“.

par Mathieu Lavarenne

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SAKHRI Mohamed

Je suis titulaire d'une licence en sciences politiques et relations internationales et d'un Master en études sécuritaire international avec une passion pour le développement web. Au cours de mes études, j'ai acquis une solide compréhension des principaux concepts politiques, des théories en relations internationales, des théories sécuritaires et stratégiques, ainsi que des outils et des méthodes de recherche utilisés dans ces domaines.

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