Etudes européennesEtudes politiques

Nouvelles gauches et extrêmes gauches européennes à l’épreuve des années 1970

Lucia Bonfreschi, Frank Georgi

« Left, Left, Left » ! Au-delà du clin d’œil à l’injonction martiale des défilés militaires, particulièrement savoureux en l’espèce, le titre de l’un des chapitres du livre que Gerd-Rainer Horn a consacré en 2007 à l’histoire transnationale des années 68, renvoie à une distinction entre trois « gauches », repérable des deux côtés de l’Atlantique : « The Old, the New and the Far Left[1] ». Cette classification n’est pas toujours évidente, la terminologie et les frontières apparaissant souvent flottantes et incertaines, selon les moments, les pays et les langues, mais elle a le mérite d’être commode. Les articles qui suivent se proposent de revenir, dans une perspective transnationale et par une approche en termes de cultures politiques, sur deux de ces catégories : « extrêmes » gauches et « nouvelles » gauches européennes, laissant délibérément de côté les grands partis de la « vieille » gauche, qu’ils aient ou non été associés à l’exercice du pouvoir au cours de la décennie retenue, les années 1970.

Ce dossier rassemble, en se limitant à ces milieux, quelques-unes des contributions présentées à un colloque international organisé à Rome au printemps 2017[2], avec le concours de l’Université Luiss-Guido Carli, de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et de l’Institut français Italia. Le point de départ de cette initiative renvoyait à une question d’histoire politique : les années 1970 ont-elles représenté un tournant ou, tout au moins, un moment privilégié d’un processus plus long de « transnationalisation » des cultures politiques européennes – au sens de l’espace ouest-européen. Cette restriction géographique nous paraissait indispensable compte tenu de la nature de l’objet, étant entendu que les études de cas, centrées sur l’Europe occidentale, pourraient prendre en compte des circulations plus larges (vers ou depuis l’Amérique du Nord, les Suds, l’Europe centrale et orientale). Le « transnational » était envisagé dans sa double dimension : en tant que méthode, approche historiographique, et en tant qu’objet de recherche. Il s’agissait de braquer le projecteur sur l’émergence, la consolidation ou l’expansion au cours de la décennie de thèmes transnationaux nouveaux, voire de nouvelles « cultures politiques » se situant au-delà du national, de saisir les effets des grands bouleversements globaux – ou plus spécifiquement régionaux – sur des cultures politiques plus anciennes, et d’étudier, selon une démarche maintenant bien éprouvée, les réseaux, les passeurs, les circulations d’idées, d’expériences, de références, de symboles et de personnes[3].

Il est cependant assez rapidement apparu que se saisir de ces questions exigeait de s’interroger au préalable sur la périodisation elle-même.

À la recherche des années 1970 : une décennie sans qualité ?

Les années 1970 ont-elles réellement existé ? On a pu, un temps, en douter. En introduisant en 2018 la nouvelle édition de son manuel consacré à cette décennie[4], Philippe Chassaigne soulignait encore sa mauvaise réputation rétrospective et surtout le faible intérêt qu’elle avait longtemps suscité de la part des historiens, en particulier français. Ces dernières années, les recherches portant sur des thèmes ou des objets s’inscrivant, en partie ou en totalité, dans la période, à diverses échelles, se sont pourtant multipliées. Mais s’attaquer frontalement à la décennie elle-même ne va pas nécessairement de soi. Plusieurs ouvrages récents, dès lors qu’ils s’essaient à traiter des Seventies dans une perspective internationale, européenne ou globale, s’ouvrent, peut-être plus fortement que pour d’autres séquences, sur l’impérieuse nécessité de justifier leur périodisation. Et quand leurs auteurs ne le font pas, ou insuffisamment à leur gré, des critiques se chargent, dans leur recension, de les rappeler à l’ordre, voire de remettre radicalement en question la légitimité du projet[5]. Il s’agira pour nous d’interroger ce qui a pu apparaître, ou apparaît parfois encore – comme une difficulté à se saisir de cette séquence comme un tout, comme un objet historique en soi, et à revendiquer ce choix comme porteur d’une valeur heuristique.

Certaines de ces préventions tiennent à l’approche décennale en elle-même. Le caractère arbitraire d’un tel découpage, si fréquent en histoire du XXe siècle, témoignerait d’une forme de paresse intellectuelle et produirait des effets pervers, conduisant à se poser de mauvaises questions, prédéterminées par un cadre inadéquat. Ce type de critique vaut à l’évidence pour toutes les segmentations par décennies. Qu’en est-il des « années 1970 » ? L’un des obstacles spécifiques, mis en avant par certains des auteurs mêmes qui les ont choisies comme objet d’étude est le caractère contradictoire des jugements portés sur elles par les observateurs et les historiens, et des images dominantes qui leur ont été accolées. Aucun chrononyme, même réducteur, ne semble s’être durablement imposé. Est-elle la décennie « rouge[6] », la décennie révolutionnaire, la décennie de tous les possibles – ou de toutes les illusions ? Est-elle, à l’échelle de l’Europe occidentale, la décennie démocratique, celle de la fin des dictatures en Europe du Sud[7] et du tournant antitotalitaire à gauche[8] ? Est-elle la décennie sombre, celle des crises sans fin, des chocs pétroliers, du chômage de masse et de l’inflation galopante[9], des violences politiques et du terrorisme, du repli sur soi et de l’individualisme narcissique, du retour de bâton conservateur ? Est-elle même, comme l’écrivait Tony Judt, « dans la vie de l’esprit », autant que sur le plan économique, la décennie « la plus désolante du XXe siècle » (« the most dispiriting decade of the twentieth century [10] ») ?

L’historien néerlandais Duco Hellema, dans un ouvrage récent[11], rappelait que, dans un premier temps, les chercheurs nord-américains (et plus largement anglo-saxons) auraient plutôt mis l’accent sur la seconde dimension des Seventies (émergence d’un néolibéralisme conservateur, à rebours de l’esprit des Sixties), les Européens en valorisant plutôt les aspects contestataires et progressistes, incluant la politique conduite par les gouvernements sociaux-démocrates. Mais, ajoutait-il, l’historiographie états-unienne semblerait ces dernières années en avoir redécouvert la face rebelle, prolongement de la décennie précédente, tandis que les Européens empruntaient le chemin en sens opposé pour prendre en compte la montée du conservatisme, prologue aux années 1980[12]. Tout ne serait donc pas affaire de point de vue géographique, selon que l’on observerait la période d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Les deux images, contrastées, coexisteraient et caractériseraient la séquence elle-même. Dans ces conditions, est-il légitime de continuer à les exposer sous la même enseigne ?

L’historiographie avait, depuis un certain temps, esquissé une réponse : le grignotage par l’amont. Dans le meilleur des cas, les premières années de la décennie 1970 auraient été le prolongement direct des Long Sixties[13]. L’ « esprit de 68 », en Europe et aux États-Unis, aurait soufflé au moins jusqu’en 1976[14]. En France, le mouvement va encore plus loin. La notion d’ « années 68 », portée par la volonté légitime d’inscrire l’événement dans la moyenne durée, de comprendre les évolutions profondes qui l’éclairent et surtout en prolongent les effets, a conduit à annexer une bonne partie de la décennie qui suit au « temps de la contestation[15] ». Les études d’ensemble sur ces « années 68 », qu’elles portent sur le cas français ou qu’elles adoptent une perspective globale, s’étirent volontiers jusqu’à l’orée des années 1980[16].

Dans d’autres cas, plus rares – l’histoire de la décennie suivante étant encore embryonnaire –, on observe un léger grignotage par l’aval. Les Long Eighties de Jonathan Davis, par exemple, abordées dans une perspective globale, démarrent, pour de bonnes raisons, en 1979[17]. Le réquisitoire de François Cusset contre les « cauchemardesques » années 1980 en France s’ouvre à la même date, mais, dans son prologue, fait débuter la contre-révolution en 1976[18].

Entre années 1960 prolongées et années 1980 anticipées, la décennie qui nous occupe n’aurait donc, si l’on pousse à l’extrême, ni espace, ni identité propres. Pourtant, nombreuses sont les publications qui soulignent à quel point elle a été le moment clé, la charnière (watershed ou turning point) du passage d’un monde à un autre, le nôtre, quelle que soit la manière dont on le caractérise[19]. Elle ouvrirait par exemple sur ce que le sociologue Ulrich Beck avait baptisé « seconde Modernité », pour lui celle du risque global, en rupture profonde avec l’ancienne société industrielle[20], terminologie reprise ou adaptée (« nouvelle modernité » ou, plus banalement, « post-modernité ») par certains historiens allemands dans des travaux portant sur la République fédérale d’Allemagne (RFA) des années 1970 et 1980[21]. Cette séquence, qui soude les deux décennies en un long « turning point », a été ensuite testée et jugée pertinente à l’échelle de l’Europe[22]. Dans le cas de la France, un autre sociologue, Henri Mendras, avait proposé dès 1988 un découpage différent qui mettait l’accent sur les transformations radicales qu’avait connu le pays entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1980[23]. C’est la même périodisation – à une année près – qu’adoptait en 2012 l’historien Jean-François Sirinelli lorsqu’il parlait des « Vingt Décisives[24] ». Ces approches présentent, de notre point de vue, un avantage majeur : plutôt que de se pencher sur les derniers feux d’une séquence déjà plus ou moins balisée (la « société industrielle », les « Trente Glorieuses », les « années 68 »…), elles conduisent à placer au cœur des interrogations les modalités de la transition d’une époque à une autre, les ruptures et les continuités, et à rechercher les éléments de cohérence de la séquence.

Il reste que celle-ci peut apparaître comme un cadre un peu trop large pour permettre de distinguer avec netteté les caractères originaux des années 1970. Des Long Seventies ainsi entendues, au sein desquelles flotterait une décennie entendue au sens étroit, risquent peut-être de faire perdre en compréhension ce qu’elles font gagner en extension. Des ouvrages récents, visant une compréhension à l’échelle du monde, paraissent avoir cherché à resserrer la focale, ne remontant pas en-deçà de 1968 et ne débordant guère au-delà du début des années 1980, même si la tentation de sortir du cadre est toujours présente. Ils ont aussi essayé de caractériser d’une formule une séquence bien difficile à cerner. Le livre de Philippe Chassaigne, déjà évoqué, parle de « décennie révolutionnaire », insistant sur l’ampleur des bouleversements opérés, quelle qu’en furent la nature, le moment et le sens[25]. Hellema Duco, dans son introduction, préfère assumer l’hétérogénéité et la juxtaposition d’images contrastées. Sa décennie est à la fois celle du « radicalisme », de la « réforme » et des « crises[26] ». Enfin, l’entreprise collective co-dirigée par Niall Ferguson[27], si elle a pu être critiquée pour ses présupposés et ses biais (une surreprésentation du point de vue états-unien), a eu le mérite de proposer une grille d’analyse stimulante : comprendre les années 1970, au-delà des références assez vagues aux « crises » qui les secouent supposerait de mettre au premier plan cette donnée essentielle : la décennie serait la première à subir de plein fouet ce « choc du global » dont les effets continuent à façonner notre présent. Cette globalisation ne toucherait pas seulement l’économie, mais également le culturel et le politique, à travers, par exemple, de nouveaux thèmes (environnement, droits humains) et de nouveaux acteurs (Organisations non gouvernementales – ONG), par définition transnationaux. C’est là, indépendamment du contenu de l’ouvrage lui-même, l’un des points de départ du colloque qui a conduit au présent dossier : interroger les Seventies et la pertinence de ce découpage décennal au prisme, sinon du global, du moins du transnational[28], et tester cette approche sur un objet particulier, les cultures politiques européennes.

De « nouvelles » cultures politiques ? Approches transnationales

Les cinq contributions que l’on va lire, présentent, dans ce cadre général, un certain nombre de traits communs, qui lui confèrent sa cohérence. Elles analysent toutes des thèmes, notions ou pratiques, portés par des organisations, des groupes ou des individus, que l’on peut classer, pour aller vite, à gauche ou à l’extrême gauche. Ces élaborations théoriques ou ces expériences concrètes s’enracinent dans une histoire longue, celle du mouvement ouvrier, entendu au sens le plus large.

Les acteurs collectifs qui les produisent ou tentent de les mettre en pratique ne sont pas, ici, on l’a dit, les principales formations traditionnelles de la gauche politique européenne, même s’ils peuvent entretenir des liens avec certaines d’entre elles. Les recherches portant sur les réponses de la social-démocratie, en particulier, aux mutations et aux défis des années 1970 sont déjà bien avancées[29]. Les textes renvoient tous, d’une manière ou d’une autre, à la périphérie de la gauche institutionnelle. Il ne s’agit évidemment pas de mettre sur le même plan les groupes et réseaux autonomes étudiés par Jean-Octave Guérin-Jollet, qui revendiquent leur appartenance aux « marges », et les grandes confédérations syndicales françaises, italiennes ou belges, largement institutionnalisées ou « intégrées », pour reprendre la terminologie de leurs adversaires. Mais, même dans ce dernier cas, l’ambition va parfois jusqu’à prétendre réinventer le politique, ou du moins le ressourcer et le transformer[30], en s’appuyant sur une légitimité directement issue du monde ouvrier, ou, plus largement, du social, à un moment où les syndicats d’Europe occidentale apparaissent, au moins dans la première partie de la décennie, au faîte de leur puissance[31].

De fait, la question des formes directes de participation des travailleurs et des citoyens[32] aux affaires qui les concernent est omniprésente. L’autogestion, sans surprise, y apparaît bien comme l’un des « mots de passe » des années 1970, ainsi que l’avait constaté il y a déjà longtemps Pierre Rosanvallon, dans une approche spécifiquement française[33]. La circulation du mot et du thème en Europe, et la place de la France dans cette diffusion au cours de la décennie, qui prendrait en quelque sorte le relais de la Yougoslavie titiste, commencent à être explorées[34].

L’étude de Nicolas Verschueren montre bien comment, en Belgique, les réflexions théoriques des autogestionnaires français et l’expérience des Lip, qui court de 1973 à 1981[35] (le pèlerinage à Besançon est, note-t-il, un « rite de passage » pour les militants belges, le slogan « on fabrique, on vend, on se paie » passant la frontière dans l’autre sens), ont nourri l’intérêt pour le thème, suscité des émules et alimenté, en face, les craintes d’une contagion transnationale. L’intérêt pour l’autogestion à la française est également important en Italie, et l’étude conduite par Claude Roccati retrace les échanges intersyndicaux entre la Confédération française démocratique du Travail (CFDT) et les confédérations italiennes, la Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori (CISL), sa cousine transalpine d’origine catholique, et surtout, plus intriguant, la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL) de Bruno Trentin, d’obédience communiste, et même avec les communistes dissidents de la revue Il Manifesto. La circulation et les échanges des années 1970 ne traversent pas seulement les frontières étatiques, mais aussi les frontières idéologiques héritées de la Guerre froide ou, celles plus anciennes, qui séparent les deux grandes traditions du syndicalisme européen, le mouvement ouvrier marxiste, social-démocrate ou communiste, et le catholicisme social.

Proche de l’autogestion, progressivement refoulée par elle à mesure que l’on avance dans la décennie, du moins dans certains pays, la notion de « contrôle ouvrier », utilement exhumée par Hélène Hatzfeld, relève elle aussi d’une élaboration transnationale, engagée dès les années 1950 aux confins de la nouvelle gauche et de l’extrême gauche, et reflète, au-delà de la référence à un mot d’ordre ancien issu du mouvement ouvrier, des formes d’aspiration à la démocratie sur le lieu de travail caractéristiques des années 1960 et 1970. Historiquement partisane du « contrôle ouvrier », la IVe Internationale, dont Ludivine Bantigny et Fanny Gallot montrent à quel point la culture politique se nourrit en permanence des expériences et des « leçons » tirées par ses sections nationales des événements de l’Europe et du monde, tente de concilier le vieil héritage trotskyste et les nouvelles aspirations autogestionnaires.

La dimension transnationale des contributions tient à la fois à l’horizon théorique dans lequel s’inscrivent les thématiques étudiées et aux rencontres, formelles ou informelles, entre organisations, groupes et individus. Syndicalistes, militants politiques, activistes autonomes, intellectuels, voyagent, échangent, débattent, se lisent, se critiquent, diffusent les analyses et les expériences des autres. Ils manifestent leur solidarité en se déplaçant sur le terrain des « luttes », en y participant éventuellement et en en rendant compte. Y a-t-il là des caractères spécifiques qui tiendraient à la période ? Les Global Sixties étaient déjà celles d’intenses « circulations révolutionnaires[36] », amplifiées par l’espérance, rappellent Ludivine Bantigny et Fanny Gallot à propos de la IVInternationale, d’une révolution européenne comme horizon d’attente proche. Se surajoutent, se superposent et bientôt se substituent au rêve les doutes, les désillusions et la nécessité d’adapter analyses et stratégies aux transformations accélérées et déroutantes du réel. Paradoxalement, la rapidité des bouleversements du monde imposerait à l’ « impatience » révolutionnaire de se faire « lente ».

Cette volonté de repenser profondément les cadres d’interprétation et les stratégies, tout en se situant toujours dans une perspective d’analyses et d’échanges transnationaux, se retrouve, sous des formes évidemment très différentes et même antinomiques, chez les syndicalistes français et italiens, les autogestionnaires belges, les trotskystes ou les autonomes. Si les « nouveaux mouvements sociaux » – à commencer par le mouvement des femmes – ne sont pas étudiés en tant que tels[37], le décentrement de l’intérêt depuis l’usine vers d’autres fronts (vie quotidienne, féminisme, habitat, lutte antinucléaire…) est sensible et l’effacement, déjà mentionné, du contrôle « ouvrier » au profit de l’autogestion (sans qualificatif cette fois) témoigne à sa manière d’une tendance de fond, qui constituerait un marqueur de la décennie. L’installation durable dans la « crise » et l’effacement de l’horizon révolutionnaire et/ou autogestionnaire semblent devoir laisser, aux deux bouts de la chaîne, le champ libre à d’autres stratégies et d’autres modes d’intervention, nourris de partages d’analyses ou d’expériences et d’échanges transnationaux.

D’un côté, un activisme « infrapolitique » protéiforme, relevant d’une nébuleuse autonome issue de la décomposition d’une partie de l’extrême gauche extraparlementaire européenne au lendemain de 1968, assumant l’affrontement avec l’État mais rejetant la prise du pouvoir, expérimentant des modes de vie alternatifs au quotidien sans renoncer à une critique théorique radicale de l’existant. De l’autre, exploré par des syndicalistes très politiques de la CFDT et de la CGIL, la recherche de formes nouvelles de compromis social et politique, qui prendraient la relève du compromis fordiste dans un environnement transformé, par des organisations ouvrières qui espèrent pouvoir s’appuyer sur la « crise » pour peser davantage sur les décisions économiques au profit des « producteurs[38] ».

Mais si ces échanges syndicaux franco-italiens, impliquant principalement des responsables ou des experts de premier plan, constituent bien selon Claude Roccati une réalité remarquable en début et en fin de période, enrichissant analyses et stratégies des deux partenaires selon des modalités qui restent à préciser, il est difficile de soutenir qu’ils auraient donné naissance à une véritable culture politico-syndicale commune. Il en va de même en ce qui concerne les autonomes, où les échanges sont plus informels et diffus. Jean-Octave Guérin-Jollet souligne le caractère d’emblée transnational et européen du phénomène. Les circulations militantes d’une scène à une autre, qu’il reconstitue avec finesse, expliquent, selon lui, la survie de l’autonomie politique à l’orée des années 1980, et bien au-delà. Mais la diversité et l’hétérogénéité des scènes locales et nationales engendrent également malentendus et incompréhensions. Elles traduisent, comme dans d’autres contributions, les limites de cette transnationalisation et la résistance de l’horizon national, rappelant la nécessité de continuer à aborder ces questions en jouant sur différentes échelles.

La seconde limite qui transparaît dans les articles concerne l’hypothèse initiale de l’émergence de nouvelles cultures politiques transnationales au cours de la décennie. L’impression dominante est plutôt celle d’une mise à l’épreuve – à tous les sens du terme – des thèmes, des stratégies, des conceptions et des concepts critiques déjà constitués ou en voie d’élaboration au cours de la décennie précédente, ainsi que des réseaux politiques, intellectuels ou syndicaux qui les ont portés, dans un contexte de bouleversements accélérés et de doutes croissants. Qu’en reste-il en bout de course ? Ni la révolution, ni le contrôle ouvrier, ni l’autogestion ne sont plus à l’agenda des militants et des théoriciens. La « nouvelle gauche » internationale des années 1960 ne s’est pas véritablement cristallisée ni stabilisée en une « nouvelle culture politique[39] » et les aléas de ce que l’on a appelé, rétrospectivement, la « deuxième gauche » en France illustrent, en ce sens, ces échecs et ces apories[40].

Pourtant, certaines des contributions du dossier ouvrent sur des perspectives moins pessimistes. L’autonomie politique, qui résiste sur les marges et expérimente, fût-ce de manière chaotique, un autre rapport au politique, manifestant ainsi sa porosité, par-delà la tentation de la violence, avec les mouvements alternatifs qui fleurissent dans plusieurs pays européens. Des expériences pratiques d’autogestion, qui, en dépit des désillusions, perdurent à bas bruit dans les décennies suivantes, même si, notamment dans cette France qui avait donné le ton dans les années 1970, la référence théorique s’est très rapidement effacée. Des amorces de réflexion, également, sur la place et la fonction politique du syndicalisme dans une économie mondialisée, où les rapports de forces s’annoncent durablement défavorables au monde du travail.

Les quelques pistes esquissées dans le cadre de ce dossier, et qui mériteraient d’être approfondies, n’épuisent donc ni les questionnements autour de la transnationalisation des cultures politiques de gauche étudiées, ni celles qui touchent à leur transformation plus ou moins profonde au cours des années 1970. Mais, comme pour d’autres objets, elles confirment, à notre sens, et sans rejet de principe d’autres types de découpage chronologique, l’importance de poursuivre l’exploration spécifique de cette décennie de transition.

Pour citer cet article : Frank Georgi et Lucia Bonfreschi, « Nouvelles gauches et extrêmes gauches européennes à l’épreuve des années 1970. Périodisation, cultures politiques et circulations transnationales », Histoire@Politique, n° 42, septembre-décembre 2020 [en ligne : www.histoire-politique.fr]

Notes :

[1] Gerd-Rainer Horn, The Spirit of 68. Rebellion in Western Europe and North America, 1956-1976, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 131-177.

[2] « Les années 1970 en Europe : un tournant transnational des cultures politiques ? », Rome, 25 et 26 mai 2017.

[3] Un autre ensemble de contributions issues de ce colloque sont publiées parallèlement à ce dossier dans la revue italienne Ventunesimo Secolo, datée de juin 2020.

[4] Philippe Chassaigne, Les années 1970. Une décennie révolutionnaire, Paris, Armand Colin, 2018.

[5] C’est le cas de la recension par Rüdiger Graf de l’ouvrage collectif dirigé par Niall Ferguson, Charles Maier, Erez Manela, Daniel Sargent, The Shock of the Global : The 1970s in Perspective, Cambridge, London, Belknap Press, 2010, sur H-Net Online ( http://www.h-net.org/reviews/showrev.php?id=33759 ; lien consulté le 19 novembre 2020).

[6] Gerd Koenen, Das rote Jahrzehnt. Unsere kleine deutsche Kulturrevolution, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 2001. Notons que la périodisation, outre la référence à la révolution culturelle chinoise, correspond assez bien aux « années 68 » de l’historiographie française.

[7] Voir sur ce point le dossier dirigé par Anne Dulphy, Matthieu Trouvé, Victor Pereira, « L’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce) : nouvelles approches historiographiques des dictatures et de la transition démocratique (1960-2000) », Histoire@Politique, n° 29, mai-août 2016.

[8] Celui-ci, en ce qui concerne la France, est loin d’être un objet froid, même vu d’outre-Atlantique. Voir l’ouvrage de Michaël Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Agone (2004) 2009 et la recension sévère de Christophe Prochasson dans Annales. Histoire, Sciences sociales, 69, 1, 2014, p. 284-286.

[9] Voir par exemple, en histoire économique, Michel Pierre Chelini et Laurent Warlouzet (dir.), Calmer les prix/Slowing down Prices. L’inflation en Europe dans les années 1970/ European Inflation in the 1970s, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.

[10] Tony Judt, Postwar: A History of Europe since 1945, Londres, Vintage, 2010, p. 477 (édition française : Tony Judt Après-Guerre : une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Fayard/Pluriel, 2018).

[11] Duco Hellema, The Global 1970s : Radicalism, Reform, and Crisis, New-York, Routledge, 2019.

[12] Ibid.

[13]Voir l’ouvrage désormais classique d’Arthur Marwick, The Sixties : Cultural Revolution in Britain, France, Italy, and the United States, c. 1958-c. 1974, Oxford, Oxford University Press, 1998.

[14] Gerd-Rainer Horn, The Spirit of 68…, op. cit.

[15] Geneviève Dreyfus-Armand, Robert Frank, Marie-Françoise Lévy, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000.

[16] Philippe Artières, Michelle Zancarini-Fournel (dir.), 68, une histoire collective 1962-1981, Paris, La Découverte, 2008 et Geneviève Dreyfus-Armand, Irène Paillard, Les années 68. Un monde en mouvement. Nouveau regards sur une histoire plurielle (1962-1981), Paris, Syllepse, 2008. On pourrait s’interroger sur cette coïncidence parfaite entre périodisation « française » et périodisation « globale ».

[17] Jonathan Davis, The Global 1980s : People, Power and Profit, Londres, Routledge, 2019.

[18] François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006.

[19] Pour un bilan historiographique général depuis les années 2000, voir Michele Di Donato, « Landslides, Shocks, and New Global Rules : The US and Western Europe in the New International History of the 1970s », Journal of Contemporary History, vol. 55 (1), 2020, p. 182-205. Pour l’auteur, l’idée que la décennie 1970 a représenté un tournant décisif (watershed) dans notre histoire contemporaine s’est imposée ces dernières années comme un lieu commun de l’historiographie. Sur l’Italie, plus spécifiquement, voir Fiammetta Balestracci, Catia Papa (dir.), L’Italia degli anni Settanta. Narrazioni e interpretazioni a confronto, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2019. Un autre ouvrage italien, paru la même année, traite ensemble des années 1960 et 1970, mais fait porter un accent nouveau sur les apports spécifiques de la seconde décennie : Simona Colarizi, Un paese in movimento. L’Italia negli anni Sessanta e Settanta, Rome-Bari, Laterza, 2019.

[20] Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.

[21] Thomas Raithel, Andreas Rödde et Andreas Wirsching (dir.), Auf dem Weg in eine neue Moderne ? Die Bundesrepublik Deutschland in den siebziger une achtziger Jahre, Munich, Oldenburg Verlag, 2009.

[22] Voir les deux dossiers du Journal of Modern European History coordonnés par Andreas Wirsching : « The 1970s and 1980s as a Turning Point in European History ? » (vol. 9, 2011, 1) et, co-dirigé avec Marc Lazar, « European Responses to the Crisis of the 1970s and 1980s » (vol. 9, 2011, 2).

[23] Henri Mendras, La Seconde Révolution française (1965-1984), Paris, Gallimard, 1988.

[24] Jean-François Sirinelli, Les Vingt Décisives, 1965-1985, Paris, Fayard, 2012.

[25] Encore faudrait-il faire la part de l’éditeur dans le choix d’un nouveau sous-titre à l’occasion du cinquantenaire de Mai 68, visiblement jugé plus vendeur que le précédent – qui affichait pourtant une problématique beaucoup plus précise : « Fin d’un monde et origine de notre modernité ».

[26] Duco Hellema, The Global 1970s…op. cit.

[27] Niall Ferguson et aliiThe Shock of the Global…, op. cit.

[28] En ce qui concerne les approches transnationales, la bibliographie est désormais pléthorique. Pour une vue d’ensemble déjà un peu datée, Simon Macdonald, Transnational History : a Review of Past and Present Scholarship, avril 2013 : https://www.ucl.ac.uk/centre-transnational-history/sites/centre-transnational-history/files/simon_macdonald_tns_review.pdf [lien consulté le 16/11/2020]. Parmi les ouvrages importants : Heinz-Gerhard Haupt, Jürgen Kocka (eds.), Comparative and Transnational History : Central European Approaches and New Perspectives, New York et Oxford, 2009 et Gunilla Budde, Sebastian Conrad, Oliver Janz, Transnational History : Themes, Tendencies and Theories, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht 2005 ; Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier (eds.), The Palgrave Dictionary of Transnational History : From the Mid-19th Century to the Present Day, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009.

[29] Parmi les travaux les plus récents, voir le dossier dirigé par Maria Elena Cavallaro et Michele Di Donato, « I socialisti europei di fronte alle sfide degli anni settanta », Ventunesimo Secolo, 44, juin 2019, ainsi que l’article d’Aurélie Andry « Was there an Alternative ? European Socialists Facing Capitalism in the Long 1970s », European Review of History : Revue européenne d’histoire, 26:4, 2019, p. 723-746.

[30] Pour le cas de la France, voir l’ouvrage d’une des contributrices du présent dossier : Hélène Hatzfeld, Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.

[31] Michel Pigenet, Patrick Pasture, Jean-Louis Robert (dir.) L’apogée des syndicalismes en Europe occidentale 1960-1985, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.

[32] À l’échelle locale, pour un réexamen d’un nouveau socialisme municipal à coloration autogestionnaire, à travers le cas d’une expérience emblématique (mythique ?) des années 1970, voir Hélène Hatzfeld, La politique à la ville : inventions citoyennes à Louviers (1965-1983), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

[33] Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, p. 386.

[34] Pour une approche transnationale de la notion centrée sur les circulations franco-yougoslaves, Frank Georgi, L’autogestion en chantier. Les gauches françaises et le « modèle » yougoslave (1948-1981), Nancy, Arbre bleu éditions, 2018. Un premier cadrage à l’échelle de l’Europe occidentale : Benedetto Zaccaria, « Learning from Yugoslavia ? Western Europe and the Myth of Self-Management (1968-1975) », dans Michel Christian, Sandrine Kott et Ondřej Matějka (dir.), Planning in Cold War Europe Competition, Cooperation, Circulations (1950s-1970s), Berlin, De Gruyter, 2018, p. 207-228. Une thèse en préparation (Ettore Bucci) doit porter sur les circulations autogestionnaires dans les milieux catholiques français et italiens des années 1970.

[35] Voir la somme remarquable sur ce conflit emblématique de la décennie et son retentissement par un chercheur américain, et qui vient d’être très rapidement traduite en français, Donald Reid, Ouvrir les portes. L’affaire Lip 1968-1981, Rennes, PUR, (2018) 2020. Pour un regard allemand, Jens Beckmann, Selbstverwaltung zwischen Management und “Communauté” : Arbeitskampf und Unternehmensentwicklung bei LIP in Besançon 1973-1987, Bielefeld: Transcript Verlag, 2019. En France même, l’intérêt, savant, militant ou mémoriel, pour la lutte des Lip et ses acteurs ne faiblit pas. Dernier exemple en date, Joel Mamet, Piaget avant, pendant, après Lip, Besançon, Les Éditions du Sekoya, 2020. 

[36] Voir le dossier coordonné par Ludivine Bantigny, Boris Gobille, Eugenia Oalieraki, « Les “années 68” : circulations révolutionnaires », Monde(s), 11, 2017. La plupart des contributions portent sur les années 1960 (Global Sixties), plutôt que sur les prolongements de l’ « événement-monde » dans la décennie suivante. Ces « années 68 »-là ne se confondent nullement avec les « années 1970 ».

[37] Paradoxalement, dans l’étude de Nicolas Verschueren sur les travailleuses du Balai libéré, si la dimension genrée du conflit, puis de l’expérience autogestionnaire qu’il a fait naître, est bien présente, la question féministe, à la différence par exemple des Lip, n’est jamais posée explicitement.

[38] Voir Bruno Trentin, La cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012. Sur Bruno Trentin et ses liens avec les gauches françaises, voir Sante Cruciani (dir.), Bruno Trentin e la sinistra italiana et francese, Rome, École française de Rome, 2012. Sur le « recentrage » de la CFDT, présenté et défendu par son secrétaire général d’alors, le petit recueil des interventions d’Edmond Maire, Reconstruire l’espoir, Paris, Le Seuil, 1979. Voir également, en attendant une recherche historique d’ampleur sur ce tournant majeur réinscrit dans un contexte européen, Frank Georgi, « “Le monde change, changeons notre syndicalisme”. La crise vue par la CFDT (1973-1988) » Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 4, 2004, p. 93-105 et Nicolas Defaud, La CFDT (1968-1995), De l’autogestion au syndicalisme de proposition, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

[39] Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Le Seuil, 1977.

[40] Voir le regard rétrospectif porté par l’un de ses théoriciens les plus influents : Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique 1968-2018, Paris, Le Seuil, 2018.

Lucia Bonfreschi

Lucia Bonfreschi, PhD, est chargée de recherche au Dipartimento di Studi Umanistici de l’Université Roma Tre. Elle a mené ses activités de recherche dans plusieurs institutions italiennes, françaises et anglaises. Ses intérêts se concentrent sur l’histoire politique, institutionnelle et intellectuelle de la France et de l’Italie au XXe siècle. Parmi ses publications récentes : « “Against any army” : Italian Radical Party’s Antimilitarism from the 1960s to the early 1980s » (Journal of Contemporary History online first, novembre 2020). Elle a codirigé : European Parties and the European Integration Process, 1945-1992 (Brussels, P.I.E. Peter Lang, 2015) et, avec Frank Georgi, «La transnazionalizzazione di reti e culture politiche negli anni Settanta» (Ventunesimo Secolo, 1/2020).

Frank Georgi

Frank Georgi est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Evry Université Paris-Saclay et chercheur à l’IDHE.S. Ses travaux portent sur l’histoire du syndicalisme, du socialisme, des mouvements sociaux, et de la démocratie au travail, dans une perspective française et transnationale. Il a récemment publié CFDT : l’identité en questions (Arbre bleu éditions, 2014) et L’autogestion en chantier. Les gauches françaises et le “modèle” yougoslave (1948-1981) (Arbre bleu éditions, 2018). Il a codirigé avec Lucia Bonfreschi «La transnazionalizzazione di reti e culture politiche negli anni Settanta» (Ventunesimo Secolo, 1/2020).

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SAKHRI Mohamed

Je suis titulaire d'une licence en sciences politiques et relations internationales et d'un Master en études sécuritaire international avec une passion pour le développement web. Au cours de mes études, j'ai acquis une solide compréhension des principaux concepts politiques, des théories en relations internationales, des théories sécuritaires et stratégiques, ainsi que des outils et des méthodes de recherche utilisés dans ces domaines.

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