“Il faut être absolument moderne” écrivait Rimbaud dans Une Saison en Enfer, signifiant par là qu’il était grand temps pour l’art poétique de s’affranchir des thèmes classiques de la poésie (l’amour, la mer, la mort, etc.) pour la réinventer. Mais cet “absolument” se veut surtout la manifestation de la nécessité pour l’artiste de s’inscrire en rupture radicale avec le passé. Aussi, la notion de modernité est complexe, car elle est relative à chaque période historique : ce qui fut et se proclamait moderne hier, est aujourd’hui devenu ancien. “Modernité” vient du latin modernus construit sur l’adverbe modo qui signifie “récemment” et désigne “ce qui est actuel”. Sur le plan de l’histoire des idées, la modernité correspond à une période qui s’étend de la Renaissance au XXe siècle. Après avoir définit plus précisément la modernité (1), nous montrerons en quoi son rapport au passé est problématique (2), puis nous en soulignerons les principales conséquences pour la vie moderne (3).
1/ La modernité commence par une distinction, voire une opposition aux Anciens.
A/ La célèbre querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle permet d’illustrer l’origine de la conception de modernité. Cette polémique, née à l’Académie française sous le règne de Louis XIV, agita le monde intellectuel à propos de la création artistique et littéraire. Elle oppose deux camps :
- les Modernes : ils sont emmenés par Charles Perrault et estiment que l’histoire est linéaire et en constante progression, ce qui suppose la possibilité d’une supériorité technique des créateurs de l’époque sur ceux de l’Antiquité ;
- les Anciens : ils sont emmenés par Nicolas Boileau et estiment au contraire que la perfection a déjà été atteinte par les auteurs Grecs et Romains, et que, par conséquent, les artistes ne peuvent faire que tenter de la retrouver. Le choix par Racine pour ses tragédies de sujets antiques déjà traités par les tragédiens grecs illustre cette conception de la littérature respectueuse des règles du théâtre classique élaborées par les poètes classiques à partir de la Poétique d’Aristote.
Alors que les Modernes explorent de nouveaux thèmes et de nouvelles formes littéraires, mettant en avant la culture et la langue françaises, les Anciens parient sur les sujets inspirés du passé et l’imitation des textes antiques. Etre moderne, c’est donc s’affranchir de l’autorité des Anciens et de suggérer que le meilleur se trouve dans le présent ou dans l’avenir.
B/ Plusieurs notions sont caractéristiques de la modernité :
- l’individu : il se constitue comme sujet, c’est-à-dire comme le centre possible d’une réflexion (cf. “je pense donc je suis” de Descartes, les Essais de Montaigne). L’essor de l’humanisme à partir du XVIe siècle place l’homme au centre des préoccupations intellectuelles ;
- la liberté : l’avènement des droits de l’Homme et du Citoyen en fait un droit inaliénable et sacré ;
- la raison : Dieu ou la nature cessent d’être des références et c’est désormais dans la raison que les Occidentaux vont puiser leurs certitudes : “la raison est la chose du monde la mieux partagée” écrit Descartes dans le Discours de la Méthode (1637), d’où la nécessité d’établir une méthode fiable pour en faire le meilleur usage ; en outre, cette raison est conquérante : la science doit “nous rendre comme maître et possesseur de la nature” prédit Descartes ;
- l’Etat : il est un élément qui doit permettre de rationaliser l’organisation de la vie en société (une des premières occurrences du mot “Etat” figure dans le Prince de Machiavel) ;
- la sécularisation : la distinction entre la sphère privée et la sphère publique s’accomplit, le religieux et le politique se séparent progressivement. La religion cesse de structurer la vie sociale (cf. “Dieu est mort” de Nietzsche dans Le Gai Savoir) ;
- le progrès : il devient la nouvelle foi des modernes, il repose sur la croyance en la toute-puissance de la science et de la technique ;
- le travail : alors que dans la Bible, il était synonyme de punition divine, il devient, avec le développement du capitalisme et de l’idéologie libérale, un moyen de conquête de la liberté.
2/ La modernité se caractérise essentiellement par un rapport problématique au passé, à l’histoire et à la mémoire.
A/ Dans Histoire et Mémoire (1988), Jacques Le Goff montre que pour Descartes, il est possible de progresser dans la connaissance par le moyen d’une réduction des choses aux causes. Dans ces conditions, la mémoire devient inutile pour toutes les sciences et le prestigieux statut que les Anciens conféraient à la mémoire s’effondre.
Avec la modernité, la mémoire, à travers l’histoire, devient un outil et peut être instrumentalisée à des fins très variées, notamment politiques. Dans son Histoire de France (2001), Marc Ferro montre la manipulation dont l’histoire a été l’objet au moment où la rivalité franco-prussienne était des plus intenses : “Quand commence l’histoire de la France ? Clovis ou Vercingétorix ? Lorsqu’il était écrit, dans les manuels de la IIIe République, que “nos ancêtres étaient les gaulois”, cela voulait dire que nos ancêtres n’étaient pas les Francs”. C’était une façon de faire oublier que nos ancêtres Francs étaient un peu trop germaniques. Cette réécriture de l’histoire a pu ensuite nourrir le sentiment de la revanche et être un élément déterminant dans l’entrée en guerre de la France en 1914.
La mémoire peut aussi servir à faire diversion et à détourner les esprits d’un présent peu glorieux en entretenant le souvenir des héros passés, souvent en les auréolant d’une dimension mythique. Ou encore, elle peut être un moyen de victimisation participant à ce que Pascal Bruckner appelle dans La tentation de l’innocence (1995) une stratégie collective de refus de la responsabilité. Dans tous les cas, elle peut être sujette à maintes transformations et entretient de manière ambivalente, à la fois les doutes et des certitudes.
B/ Dans Nous autres, modernes, Alain Finkielkraut discerne le passage progressif, au cours du XXe siècle, à une modernité érigée en esprit de révolte. Elle se fait de plus en plus revendication politique et cristallise des valeurs. Etre moderne apparaît comme le bien, et dès lors, toute résistance au procès de modernisation apparaît comme le mal. De nos jours, est qualifié de réactionnaire ou de rétrograde, tout opposant à la modernité sans même qu’il soit fait attention à la rationalité de son argumentation. Selon le philosophe, cette dramatisation du débat provient de la nécessité de rendre compte d’une violence de l’histoire que Dieu ne peut plus justifier. Désormais, ce qui justifie la violence, c’est l’action au nom de la modernité. Pour cette raison, on assiste à un culte contemporain du nouveau. Le révolté et la jeunesse sont promus au rang de valeur en soi, tandis que la transmission et l’ancien sont voués aux gémonies.
Finkielkraut oppose Sartre, pour qui l’engagement est moderne au sens où il fait l’œuvre d’un acte, à Barthes qui, à la mort de sa mère, écrit dans son journal qu’il lui est désormais devenu indifférent d’être moderne. Il fait ainsi la différence entre le moderne pour qui le “passé pèse” et le survivant pour qui le “passé manque”. La modernité lui apparaît ainsi comme une période de deuil du passé vécu sur le mode de la tragédie (philosophie de l’absurde), du manque (nostalgie ou mélancolie) ou du déni (engagement). La modernisation socio-économique a comme corollaire l’obligation de se confronter à l’incertitude.
3/ Les changements induits par la modernité sont ambivalents car à la fois synonymes d’une plus grande liberté et d’un accroissement de l’incertitude.
A/ Dans Sociologie (1908), Georg Simmel montre que la modernité se caractérise par un élargissement des cercles sociaux, c’est-à-dire à la fois par leur multiplication mais aussi par leur densification. Les individus des sociétés modernes sont pris dans un plus grand nombre de groupes sociaux et sont en contact avec un plus grand nombre de personnes. Cela a pour conséquence d’affaiblir les liens traditionnels qui faisaient la cohésion de la communauté, au profit d’une sociabilité élargie à la société entière. Au sein de chaque cercle social, il incombe à l’agent de remplir un rôle (professionnel, familial, etc.). Si les cercles sociaux se multiplient, alors l’agent a davantage de rôles à remplir et, pour Simmel, cela le rend plus libre.
Dans ce mouvement de multiplication des cercles sociaux, il est possible qu’émergent, dans l’esprit des individus, des contradictions internes. Comme une personne est amenée à endosser davantage de rôles sociaux, des contradictions peuvent surgir entre la pluralité des rôles et l’unité psychique. Simmel souligne que “la pluralité des appartenances sociologiques engendre des conflits internes et externes, qui menacent l’individu de dualité psychique, voire de déchirement”. Cependant, il pense qu’à terme, cette tendance schizophrénique sera surmontée au profit de l’unité individuelle : “plus la variété des intérêts des groupes qui se rencontrent en nous et veulent s’exprimer est grande, plus le moi prend nettement conscience de son unité”. Autrement dit, ce qui s’affirme dans cette multi-appartenance c’est le moi de l’individu davantage que le déchirement dû aux différents rôles sociaux.
B/ Dans Sociologies de la modernité (1999), Danilo Martucceli montre que la modernité correspond à une période de liberté, mais aussi de doute grandissant. La conscience humaine se trouve écartelée entre le sentiment d’appartenir à un temps spécifique et la volonté inquiète de donner un sens à un monde de plus en plus complexe qui échappe aux catégories de compréhension traditionnelles. La spécialisation de la société se traduit par une parcellisation en groupes distincts et hiérarchisés. Les individus sont certes plus libres, car ils s’autonomisent de plus en plus, mais ils ne parviennent plus à se satisfaire des représentations du monde simplificatrices pour rendre compte de la complexité des phénomènes. Par conséquent, la modernité charrie avec elle une multiplicité de nouvelles questions auxquelles les réponses du passé ne sont plus satisfaisantes et demeurent, désormais, insatisfaites. Au bout de la réalisation du programme cartésien, il y a la société de l’incertitude.
Bibliographie générale
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