Le tiers-monde et relations internationales

par Immanuel Wallerstein – Le monde-diplomatique

“Tiers-monde” : l’expression semble vieux jeu. Pourtant, il fut une époque, pas si lointaine, où elle faisait fortune. Cet essor et ce déclin s’inscrivent-ils dans le cycle éternel des modes passagères ? Ou bien recouvrent-ils un revers politique majeur ?

L’expression elle-même est d’Alfred Sauvy. Le démographe français l’utilisa pour la première fois au début des années 50 (1), et la choisit pour titre d’un livre dirigé par Georges Balandier dont il écrivit la préface (2). Elle fut rapidement adoptée dans le discours intellectuel mondial.

Pourquoi ? Il faut se souvenir des débats politiques de l’après-guerre. La fin de la seconde guerre mondiale marquait la défaite du fascisme, le triomphe de l’alliance entre Occidentaux et Soviétiques. Le monde reprenait haleine. Malgré les destructions massives de la guerre et les difficultés d’approvisionnement en Europe, le climat, à nouveau, était à l’optimisme.

Mais, à peine la paix installée, la guerre froide surgissait. Les relations interétatiques allaient s’articuler autour de ses principaux protagonistes, les Etats-Unis et l’Union soviétique. Certes, on peut penser rétrospectivement que ce nouveau cadre relevait d’un jeu assez formel, dont les arrangements de Yalta avaient défini à l’avance les paramètres et les limites. Cela ne réduit toutefois en rien ni la réalité de l’affrontement, ni la profondeur des sentiments affichés, ni l’impact de ces derniers sur les analyses comme sur les visions populaires. Bref, c’est dans le moule de la guerre froide qu’on pensait.

D’où l’importance de l’invention du concept de tiers-monde. Son mérite fut de rappeler l’existence d’une zone immense de la planète pour laquelle la question primordiale n’était pas sur quel camp s’aligner, mais quelle serait, à son égard, l’attitude des Etats-Unis et de l’Union soviétique. En 1945, la moitié de l’Asie, la presque totalité de l’Afrique ainsi que des Caraïbes et de l’Océanie demeuraient des colonies. Sans parler des pays « semi-colonisés ». Pour ce vaste monde sous tutelle, où la pauvreté surpassait — et de loin — celle des pays « industrialisés », la priorité allait à la « libération nationale ».

En les englobant dans une même expression, « tiers-monde », on soulignait à la fois les caractéristiques communes propres à tous ces pays, mais aussi le fait qu’ils n’étaient pas nécessairement impliqués dans la guerre froide. La formule renvoyait aussi à l’effort de certains intellectuels européens pour créer une « troisième force » entre communistes et anticommunistes. Elle faisait enfin — et surtout — référence à la Révolution française et au fameux texte de Sieyès : « Qu’est-ce que le Tiers Etat ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A devenir quelque chose (3). »

Au début, ni Washington ni Moscou n’accordèrent la moindre attention au tiers-monde et à ses revendications. Les Etats-Unis considéraient la question coloniale comme absolument secondaire, et s’en remettaient pour la résoudre au bon vouloir des puissances coloniales. Lesquelles n’imaginaient quasiment pas que leurs possessions outre-mer puissent accéder rapidement à l’indépendance. Quant à l’URSS, elle se méfiait de tout mouvement national, même sous égide communiste, dès lors que des troupes soviétiques n’étaient pas déployées dans le pays concerné. Rappelons l’abandon après 1946 des communistes grecs en pleine guerre civile ou les conseils de prudence prodigués aux communistes chinois leur suggérant de conclure un arrangement avec Tchang Kaï-chek — Mao n’en tint aucun compte. A cette rébellion succéda d’ailleurs celle de Tito, dirigeant d’un pays communiste, la Yougoslavie, où les forces militaires soviétiques étaient également absentes.

Ainsi, jusqu’au milieu des années 50, pour les deux Grands, « le neutralisme [était] immoral », selon la formule de John Foster Dulles. Mais cette attitude devint vite intenable : la réalité du tiers-monde s’imposait.

Le vent en poupe

En Asie, les colonies ne pouvaient être rétablies. La plupart d’entre elles avaient été occupées pendant la seconde guerre mondiale par les Japonais, si bien qu’après 1945 les pouvoirs coloniaux s’y trouvaient en position de faiblesse. Les Etats-Unis concédaient l’indépendance aux Philippines dès 1946, mais la France n’entendait pas suivre leur exemple en Indochine, pas plus que les Pays-Bas aux Indes néerlandaises — d’où des guerres que les métropoles allaient perdre. Londres reculait plus rapidement, acceptant l’indépendance de la Birmanie, de l’Inde et du Pakistan. Malgré une situation plus compliquée, l’évolution au Proche-Orient aboutissait à des résultats comparables.

S’ouvrait ainsi l’ère de la « décolonisation ». Fut-elle octroyée ou arrachée ? Les deux, sans doute. Ici, les pays arrachaient leur indépendance, incitant les pouvoirs coloniaux à l’octroyer là. Le phénomène, en tout cas, s’amplifiait. Et le tiers-monde, du coup, s’organisait et se théorisait.

En 1954, cinq leaders de pays qui refusaient le manichéisme de la guerre froide — l’Indien Nehru, l’Egyptien Nasser, le Yougoslave Tito, l’Indonésien Sukarno et le Cinghalais Kofélawala se réunissaient et décidaient de convoquer une conférence afro-asiatique à Bandung. Qui inviter ? Désireux de créer une force interétatique, ils ne s’adressèrent qu’à des Etats indépendants. La Chine, décision capitale, fut conviée, le Japon aussi. De même les deux Vietnams, mais aucune des deux Corées.

L’Union soviétique souhaitait participer, invoquant ses républiques asiatiques, mais sa demande fut rejetée. C’est dire qu’en 1955, déjà, on différenciait Pékin et Moscou. L’URSS allait en tirer la leçon l’année suivante : après le XXe Congrès du PCUS et le fameux rapport Khrouchtchev, elle cesserait de décrire les mouvements de libération nationale du tiers-monde comme « bourgeois » et « réactionnaires », leur reconnaissant subitement des vertus « démocratiques » et même « socialistes » en gestation. Ce geste ne fut guère récompensé, la plupart des dirigeants du tiers-monde rechignant à unir leurs pays et ceux du camp socialiste au sein d’un bloc unique « progressiste ».

Autonome, le mouvement tiers-mondiste allait avoir le vent en poupe tout au long des années 60. Les pays afro-asiatiques nouaient des liens avec l’Amérique latine sous l’étiquette de pays « non alignés », ou de Tricontinentale après le succès de la révolution cubaine de Fidel Castro. Loin de les condamner, les protagonistes de la guerre froide les courtisaient activement. Et pour cause : dès 1960, les nations du tiers-monde disposaient, à l’Assemblée générale des Nations unies, d’une majorité leur permettant d’imposer une série de déclarations légitimant les aspirations anticoloniales. C’est ainsi qu’elles firent de la décennie 70 celle du développement. Apogée de ces efforts, la décision collective des pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP), en 1973, d’augmenter le prix du pétrole provoquait la panique en Occident. Le monde dit « développé » deviendrait-il dépendant des pays pétroliers ?

Vingt-sept ans plus tard, en pleine mondialisation néolibérale, on se frotte les yeux en se demandant comment la roue a pu tourner à ce point. Personne n’imagine plus que la Libye puisse acheter les Etats-Unis. Le dirigisme économique est passé de mode. L’esprit de Bandung a disparu. Pourquoi et comment ce retournement s’est-il produit ?

Tout commence en 1968, révolution mondiale au double sens du terme. Elle déferla en effet sur les trois mondes — Occident, pays dits socialistes et tiers-monde. De surcroît, au-delà de leur langage spécifique, toutes les insurrections reprirent deux thématiques du « système-monde ».

Première thématique : géopolitique. Les révolutionnaires de 68 condamnaient l’hégémonie américaine et ses manifestations les plus funestes, comme la guerre du Vietnam. En même temps, ils dénonçaient la « collusion soviétique » avec cette hégémonie. D’où le slogan chinois des « deux superpuissances ». Dans les pays occidentaux, cette approche poussait les militants à se consacrer prioritairement et avec passion aux mouvements de solidarité avec le tiers-monde. C’était le temps d’« un, deux, trois Vietnam ».

Mais il y avait une deuxième thématique : la période 1945-1968 avait vu, presque partout, se réaliser un rêve centenaire — celui des mouvements des trois sensibilités (communiste, sociale-démocrate et de libération nationale) — d’arriver enfin aux commandes de l’Etat. Le communisme — ou ce qui se présentait comme tel — s’étendait sur un tiers de la planète. Les pays occidentaux étaient devenus keynésiens, avec Etat-providence, partis de « gauche » légitimes et « alternance » au pouvoir. Quant aux mouvements de libération nationale, ils avaient triomphé dans le tiers-monde ou se trouvaient sur le point de vaincre. Les uns comme les autres s’inspiraient d’une stratégie en deux étapes remontant à la fin du XIXe siècle : d’abord accéder au pouvoir étatique, puis transformer le monde. La première phase achevée, le temps venait de juger la seconde à ses résultats. Or, en 1968, les révolutionnaires pouvaient dresser un bilan tragique : le changement annoncé n’était nulle part au rendez-vous.

C’est ainsi qu’on s’engagea sur le chemin de la désillusion. En 1978, Jacques Julliard lançait, dans les colonnes du Nouvel Observateur, une polémique sous le titre « Le tiers monde et la gauche », dénonçant des régimes soit corrompus, injustes, policiers et souvent sanglants, soit chaotiques, tyranniques et non moins sanguinaires. Sa conclusion : « Le droit des peuples est devenu le principal instrument d’étranglement des droits de l’homme. » L’année suivante, l’hebdomadaire reprenait le débat sous forme de livre (4), rassemblant cinq contributions hostiles au « tiers-mondisme », cinq autres en prenant la défense et cinq jouant les médiateurs. Jacques Julliard y présentait le « tiers-mondisme » comme « ersatz d’une eschatologie socialiste aujourd’hui ruinée ».

Lorsque tombèrent le mur de Berlin et, avec lui, les régimes communistes, la discussion sur le « tiers-mondisme » était close. En débattre aurait signifié le prendre au sérieux. Seuls comptaient désormais les « droits de l’homme » et, du même coup, le « devoir d’ingérence ». S’ensuivit toute une décennie d’« ingérence », du Golfe aux Balkans en passant par l’Afrique, avec les « brillants » résultats que l’on sait. Bien sûr, les partisans des interventions expliquent ces médiocres résultats par le caractère inadéquat, hésitant et pusillanime de celles-ci. Dans le tiers-monde, on voit plutôt dans cette évolution la résurgence d’une doctrine impérialiste de mission civilisatrice. L’incompréhension mu tu elle est totale !

D’autant que fleurit la mondialisation, cette économie aussi nouvelle que merveilleuse, qui fait grimper les actions des possédants mais laisse crever tous ceux qu’on n’admet pas à bord tout en leur expliquant que c’est de leur faute. Des exclus qui font d’ailleurs penser à ce qu’on appelait autrefois le tiers-monde…

Où en sommes-nous vraiment ? L’économie-monde capitaliste semble à son apogée : elle entre donc en crise. En fait, c’est le système-monde qui se désagrège.

Comme n’importe quel système, le capitalisme se maintient grâce à des mécanismes qui lui permettent de rétablir son équilibre chaque fois que ses propres mécanismes lui échappent, c’est-à-dire lorsque l’écart par rapport à la norme devient trop important. C’est d’ailleurs pourquoi le nouvel équilibre n’est jamais tout à fait identique au précédent : l’écart doit atteindre une certaine ampleur avant que ne se déclenche le contre-mouvement, et l’économie-monde capitaliste, comme tout autre système, comporte des rythmes cycliques.

Ainsi, depuis 1945, l’économie-monde est passée par un cycle de Kondratiev (5) typique.

Spéculation et monopoles

L’après-guerre commence avec les « trente glorieuses », étonnante période de croissance en Occident, dans le bloc socialiste (qui s’en sort particulièrement bien) et dans le tiers-monde. Il s’agit également d’une période d’hégémonie incontestée des Etats-Unis ainsi que d’épanouissement des mouvements de libération nationale.

Suit une longue « phase B », caractérisée par la stagnation économique et la montée du chômage. De vieilles industries sont délocalisées vers des zones à bas salaires soigneusement sélectionnées, qui donnent, du coup, l’impression de se développer. Cette phase, dite B, du cycle de Kondratiev comporte d’ailleurs toujours le transfert sous d’autres cieux de productions naguère sources importantes d’accumulation, mais qui ont cessé de l’être depuis qu’elles ont perdu leur caractère de monopole. Pour les pays d’accueil, il s’agit d’un développement « de seconde main ».

Mais cette phase voit également le transfert de liquidités du secteur productif (moins profitable) vers la spéculation, avec pour conséquence des crises d’endettement et des déplacements massifs de capitaux accumulés. Le boom incroyable de ces dernières années s’explique par le fait que les exercices spéculatifs qui caractérisent la fin d’une phase B coïncident avec la mise en place de nouveaux monopoles, qui doivent permettre le début d’une nouvelle phase A.

Au cours de cette évolution, le tiers-monde a perdu son unité et son influence politiques. Mais il a aussi subi un net déclin économique. Il survit à la lisière du système-monde, plus polarisé que jamais, où les écarts de revenus et de conditions de vie ont atteint un niveau inégalé dans l’histoire de l’humanité.

Si, nous l’avons vu, l’équilibre du système-monde capitaliste n’est jamais rétabli tout à fait, c’est parce que les contre-mouvements impliquent la modification de paramètres qui sous-tendent le système. L’équilibre est donc toujours en devenir, déterminé par l’association des rythmes cycliques et des trends (tendances) séculaires. Mais ces derniers ne peuvent se perpétuer indéfiniment, car ils se heurtent à des limites.

Lorsque cela se produit, les rythmes cycliques ne parviennent plus à rétablir l’équilibre. Le système déraille et entre alors dans sa crise terminale et parvient à une bifurcation. Il doit choisir entre plusieurs voies menant à une nouvelle structure, avec un nouvel équilibre, de nouveaux rythmes cycliques et de nouvelles tendances lourdes (trends). Mais ce choix ne peut pas s’effectuer à l’avance, car il dépend d’un nombre infini de facteurs échappant partiellement aux contraintes du système. C’est précisément ce qui est en train d’arriver actuellement.

Pour en prendre la mesure, il faut examiner les trois principaux trends séculaires qui approchent de leurs limites et freinent donc l’accumulation incessante de capital — laquelle définit le capitalisme en tant que système historique. Cette triple pression tend à rendre inopérant le moteur principal du système et à provoquer une crise structurelle.

La première tendance lourde concerne le pourcentage du coût de la production représenté par l’agrégat mondial des salaires réels. Plus ce pourcentage est bas, plus les profits sont élevés. Mais le niveau du salaire réel est déterminé par les rapport de forces à l’intérieur des différentes zones de l’économie-monde. Plus précisément, il est lié au poids politique des groupes antagonistes — ce qu’on appelle la lutte des classes. En effet, prétendre que le marché imposerait le niveau des salaires est trompeur, car ce dernier est aussi fonction, d’une part, de la force politique des travailleurs, secteur par secteur, et, d’autre part, des possibilités de délocalisation qui s’offrent réellement au patronat. Or, ces deux facteurs varient sans cesse.

Dans un lieu géographique donné, les travailleurs chercheront à mettre en place une organisation et une action de type syndical leur permettant de mieux négocier avec les employeurs. Certes, ici et là, des contre-offensives politiques montées par les groupes capitalistes peuvent leur infliger des revers. Mais, sur la longue durée, la tendance à la « démocratisation » des instances politiques, caractéristique de toute l’histoire du système-monde moderne, a accru le pouvoir politique des classes laborieuses dans presque tous les pays.

Pour y faire face, les capitalistes du monde entier ont joué, avec succès, sur la délocalisation de certains secteurs de l’économie vers des zones à bas salaires. Politiquement délicate, cette opération nécessite notamment la prise en compte, dans les calculs de profitabilité, des niveaux comparés de qualification.

Si les nouveaux immigrants d’origine rurale, arrivant pour la première fois sur le marché du travail, ont toujours constitué le principal réservoir de main-d’œuvre à bas prix, c’est qu’ils acceptent des salaires inférieurs aux normes mondiales. Leur revenu sera de toute façon supérieur à celui qu’ils tiraient de leurs activités rurales. En outre, socialement déracinés et politiquement désorientés, ils ne sont pas en mesure de défendre leurs intérêts. Cependant, ces deux facteurs s’effacent avec le temps, et, progressivement, ces travailleurs commencent aussi à exiger de meilleures rémunérations.

Mais, surtout, le monde se déruralise depuis cinq cents ans, et cette évolution a connu une accélération brutale depuis 1945. D’ici à vingt-cinq ans, le monde rural tel que nous l’avons connu aura disparu. Les capitalistes n’auront plus alors d’autre choix que de rester sur place et d’accepter la lutte des classes. Et c’est là qu’ils perdront leur avantage. Car, malgré la polarisation des revenus réels, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, le savoir-faire politique et la connaissance des marchés continuent de s’approfondir, y compris parmi les couches les plus modestes. Même là où d’importantes masses d’individus au chômage vivotent grâce à l’économie informelle, les options réelles ouvertes aux habitants des barrios et autres favelas leur permettent de demander des salaires raisonnables pour prix de leur soumission aux contraintes de l’économie formelle du salariat. Autant de facteurs qui exercent et exerceront de plus en plus des pressions sérieuses sur les niveaux de profit.

La deuxième tendance à long terme qui perturbe le capitalisme concerne le coût des intrants matériaux. Comment se forment ces coûts ? Ils comprennent non seulement le prix d’achat, mais aussi des charges liées au traitement des matériaux. Le prix d’achat revient à 100 % à l’entreprise, qui va éventuellement en tirer profit, mais les dépenses pour le traitement des matériaux incombent souvent, elles, à un tiers. Par exemple, si la transformation d’une matière première produit des déchets toxiques, le coût final réel comprendra les frais engagés pour s’en débarrasser. Les entreprises, bien entendu, désirent minimiser le montant de ce type d’opération. A cette fin, elles pourront déverser les déchets dans un ruisseau, après un semblant de détoxification. Les économistes appellent cela l’« externalisation des coûts ».

Reprenons notre exemple. Les polluants déversés dans le ruisseau risquent d’empoisonner celui-ci et même de causer, des dizaines d’années plus tard peut-être, de graves dommages. Bref, externalisés, les coûts demeurent bien réels, même s’ils sont difficiles à évaluer. Une décision collective de dépollution peut répondre au problème, l’instance qui entreprend le nettoyage — souvent l’Etat — en supportant alors les frais. Certains producteurs parviennent ainsi à une baisse sensible du prix de leurs matières premières, donc à une augmentation de leur marge de profit, en se déchargeant sur la collectivité d’une partie de leurs coûts réels de production.

Mais, comme l’allègement des coûts salariaux par la délocalisation, cette logique ne peut fonctionner éternellement. Bientôt arrive le jour où il n’y a plus de ruisseaux à polluer ou d’arbres à couper sans risques graves et immédiats pour l’équilibre de la biosphère. Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons après cinq siècles de pratiques irresponsables, ce qui explique le développement spectaculaire du mouvement écologiste à travers le monde.

Les gouvernements pourraient certes entreprendre une immense campagne de dépollution et de renouvellement organique. Mais cela supposerait des dépenses considérables. Qui les assumera ? Les firmes tenues pour responsables des déchets, ou bien les citoyens ? Dans la première hypothèse, les marges de profit des entreprises concernées se réduisent spectaculairement. Dans la seconde, la pression fiscale augmente de façon significative. D’ailleurs, dépolluer et renouveler la biodiversité sans remettre en cause les pratiques polluantes actuelles reviendrait à nettoyer les écuries d’Augias. Logiquement, donc, il convient d’internaliser entièrement les coûts de transformation, c’est-à-dire de les imputer aux compagnies, dont les marges bénéficiaires diminueront d’autant. Ne voyant aucune solution plausible à ce dilemme social dans le cadre d’une économie-monde capitaliste, j’y vois la deuxième contrainte structurelle qui freine l’accumulation du capital.

Une poussée anti-étatique mondiale

La troisième concerne la fiscalité. Celle-ci finance les services publics, et les entreprises l’acceptent comme entrant raisonnablement dans les coûts de production, si elle ne leur semble pas trop élevée. Mais quelles sont les causes de l’accroissement de la pression fiscale ? D’une part, l’exigence de sécurité (armée, police), qui a entraîné des dépenses de plus en plus élevées au cours des siècles. D’autre part, la mise en place de bureaucraties civiles sans cesse plus étendues, d’abord pour recouvrer l’impôt, puis pour remplir les fonctions diversifiées de l’Etat moderne. Y compris le développement de services publics sociaux, pour satisfaire des revendications populaires, assurant de cette façon une stabilité politique relative face au mécontentement croissant des plus démunis.

Bakchich pour amadouer les « classes dangereuses », donc pour contenir la lutte des classes, la satisfaction de ces revendications populaires — que nous appelons « démocratisation » — n’en constitue pas moins une tendance lourde des derniers siècles. Elle porte notamment sur l’éducation, la santé et la garantie d’un revenu tout au long de la vie, en particulier en ce qui concerne les assurances chômage et vieillesse. Devenues désormais quasi universelles, ces dernières n’empêchent pas le niveau d’exigence sociale d’augmenter régulièrement dans chaque pays.

Voilà qui devait inévitablement entraîner une augmentation des taux d’imposition un peu partout, au point de gêner l’accumulation de capitaux. C’est pourquoi les capitalistes mènent campagne en faveur de réductions d’impôt massives, cherchant à gagner l’appui des masses populaires en dénonçant la pression fiscale sur les ménages. Mais, si l’allègement de la fiscalité constitue un thème populaire, ce n’est pas le cas des réductions de prestations sociales. Ceux-là mêmes qui se plaignent de payer trop d’impôts exigent aussi l’amélioration des services publics…

Résultant de tendances toujours plus prononcées, trois contraintes structurelles majeures pèsent donc sur la capacité des capitalistes à accumuler des capitaux. D’où une crise, qu’aggrave la perte de légitimité des structures étatiques. Les Etats représentent en effet une composante essentielle de la capacité d’accumulation capitaliste : ils rendent possible la constitution de quasi-monopoles, seules sources de profits significatifs. Ils contribuent aussi — en les réprimant ou en les achetant — à dompter les « classes dangereuses ». Enfin, ils se trouvent à l’origine de la plupart des idéologies qui insufflent aux masses une patience relative.

Patience, les réformes arrivent. Les choses iront sûrement mieux, sinon dans l’immédiat, du moins pour nos enfants et nos petits-enfants. Un monde plus prospère, plus égalitaire s’annonce. Telle est la promesse de l’idéologie libérale, qui, depuis cent cinquante ans, domine. Mais aussi des mouvements d’opposition, y compris ceux qui se réclamaient de la révolution.

Bien sûr, tant que les mouvements communistes, sociaux-démocrates ou de libération nationale se battaient contre des régimes dictatoriaux, coloniaux ou simplement conservateurs, ils ne prônaient pas la patience, bien au contraire. Mais, lorsqu’ils accédèrent au pouvoir, durant la période 1945-1970 (correspondant à la phase A du cycle de Kondratiev), ils se retrouvèrent au pied du mur et, à leur tour, appelèrent les peuples à attendre patiemment les lendemains qui, c’était promis, chanteraient. Ils n’en fut rien : dans le monde entier, ces mouvements déçurent les espoirs placés en eux. Malgré des réformes nombreuses et nécessaires, les régimes postrévolutionnaires ont échoué à réduire de manière significative les écarts de revenus. Ils n’ont pas non plus réussi à instaurer une véritable égalité politique. Et, le système-monde étant resté capitaliste, les régimes situés en dehors du centre se sont retrouvés structurellement incapables de « rattraper » les pays riches.

Cet échec historique a abouti à une immense désaffection à l’égard des mouvements contestataires. Et lorsqu’ils bénéficient encore de quelque soutien, c’est en tant que pis-aller face à des mouvements plus à droite, et non comme porteurs d’un nouveau projet de société. D’où un désinvestissement massif à l’égard des structures étatiques. Un peu partout, ceux qui voyaient autrefois en l’Etat une puissance transformatrice manifestent maintenant un profond scepticisme quant à sa capacité à promouvoir le changement, voire à assurer l’ordre social.

Cette poussée mondiale d’anti-étatisme entraîne deux conséquences immédiates.

D’abord, les peurs sociales se multiplient, incitant les individus à reprendre à l’Etat son rôle de garant de leur sécurité. On entre alors dans un cercle vicieux : plus les gens prennent en main leur défense, plus la violence devient chaotique et moins les Etats parviennent à gérer la situation. Cette dynamique intervient dans les différents pays qui composent le système-monde à des moments et selon des rythmes différents, mais le mouvement s’accélère presque partout.

Seconde conséquence : un Etat en perte de légitimité ne peut plus dompter les « classes dangereuses », et donc remplir sa fonction de garantie des quasi-monopoles dont les capitalistes ont besoin. Alors même que ces derniers font face à trois facteurs de baisse tendancielle du taux global du profit, les Etats parviennent moins qu’autrefois à les aider à résoudre ces dilemmes. De fait, ces temps-ci, les hérauts des multinationales, au sein de la Banque mondiale par exemple, donnent souvent l’impression d’être plus attentifs aux soucis du tiers-monde que ces anciens gauchistes devenus militants des « ingérences » moralisatrices.

Voilà pourquoi on peut affirmer que l’économie-monde capitaliste est désormais entrée dans une crise grave, qui pourrait s’étendre sur un demi-siècle. Reste à savoir ce qui va se passer au cours de cette transition de l’actuel système vers un ou plusieurs autres. D’un point de vue analytique, la réponse dépend de la relation entre les cycles de Kondratiev et la crise systémique. D’un point de vue politique, il s’agit de déterminer quel type d’action sociale est possible et souhaitable au cours d’une telle transition.

Les cycles de Kondratiev relèvent du fonctionnement « normal » de l’économie capitaliste, mais ils ne s’interrompent pas parce que le système entre en crise. Les divers mécanismes qui déterminent le comportement du système restent toujours en place. Lorsque l’actuelle phase B s’achèvera, suivra sans doute une nouvelle phase A, qui a peut-être déjà commencé.

Risquons une métaphore. Le système capitaliste peut être comparé à une voiture au moteur intact qui descendrait la côte de Kondratiev. Or cette voiture, nous l’avons vu, subit trois contraintes, qui peuvent être assimilées à autant de dommages à sa carrosserie ou à ses roues. Ainsi, si le véhicule descend la côte, ce n’est certainement pas en ligne droite. Pis : ses freins ne sont pas fiables. Que va-t-il se passer ? Nul ne le sait. Sauf que, si le conducteur accélère, il pourrait bien verser dans le fossé.

Joseph Schumpeter (1883-1950) (6) a dit, il y a longtemps, que l’effondrement du capitalisme serait dû, non à ses échecs, mais à ses succès. Nous avons voulu indiquer ici comment ces succès ont, à la longue, limité structurellement l’accumulation dont il était censé garantir la pérennité. Voilà une preuve concrète de l’hypothèse schumpétérienne.

Filant la métaphore de la voiture endommagée, nous pourrions penser que, dans ces conditions, un automobiliste raisonnable roulerait lentement. Hélas, l’économie capitaliste n’a pas de conducteur prudent. Aucun individu, aucun groupe ne peut prendre seul les décisions qui s’imposent. Celles-ci sont le fait d’un grand nombre d’acteurs, chacun agissant indépendamment et selon ses intérêts immédiats. Il est pratiquement certain que le véhicule, au lieu de ralentir, ira de plus en plus vite, alors même que les virages se feront de plus en plus fréquents.

Car la nouvelle période d’expansion qui s’ouvre à l’économie-monde exacerbera les conditions qui ont poussé le capitalisme vers sa crise. En termes techniques, les fluctuations deviendront de plus en plus chaotiques. Parallèlement, une régression vertigineuse menace la sécurité individuelle et collective, en liaison avec la perte de légitimité des structures de l’Etat. Et avec pour corollaire probable une montée de la violence quotidienne à travers le monde.

S’ouvrira ainsi une période de grande confusion politique. Conçues pour comprendre le système-monde actuel, les grilles de lecture habituelles ne paraîtront plus pertinentes — une impression partiellement fausse : les analyses traditionnelles rendront bien compte des phénomènes en voie de disparition, mais non de la transition elle-même.

Du coup, l’action politique n’aura que peu de moyens pour modifier en profondeur les réalités du moment. En revanche, l’issue de la transition étant imprévisible, les fluctuations devenant presque folles, toute mobilisation, si minime soit-elle, aura d’énormes conséquences. Nous abordons un de ces rares moments de l’histoire où le libre-arbitre peut réellement entrer en jeu.

Dans cette longue transition, deux vastes camps s’opposeront : ceux qui veulent conserver, même sous une autre forme, les privilèges attachés au système inégalitaire actuel ; et ceux qui veulent voir naître un nouveau système substantiellement plus démocratique et égalitaire. Bien sûr, les premiers ne se présenteront pas sous ces dehors : ils s’affirmeront modernisateurs, nouveaux démocrates, défenseurs de la liberté, progressistes, voire révolutionnaires. Mais seule compte la substance des propositions, et non la rhétorique.

L’issue dépendra de la capacité de mobilisation de chaque camp, mais aussi, dans une large mesure, de la capacité à produire la meilleure analyse des événements comme des solutions de rechange. Nous nous trouvons à un carrefour où il importe d’unifier connaissances, imagination et praxis si nous ne voulons pas constater, d’ici un siècle, que plus ça change plus c’est la même chose. L’issue est intrinsèquement incertaine et donc ouverte à l’intervention et à la créativité humaines.

Le concept de tiers-monde faisait sens dans la politique des années 60. Marginalisé dans les années 80, il est complètement mort dans les années 90. Mais la réalité à laquelle il renvoyait demeure, de façon plus manifeste encore maintenant qu’hier. Le cadre éphémère dans lequel il fut forgé — la guerre froide — a disparu. Mais le cadre nouveau qui l’a remplacé a clarifié les vraies questions : l’incroyable polarisation de l’économie-monde capitaliste et sa crise structurelle, qui nous placent, l’une et l’autre, devant des choix historiques.

Immanuel Wallerstein

Directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton et chercheur associé à l’université Yale aux Etats-Unis. Son dernier livre est L’Utopistique, ou les choix politiques du XXIe siècle, Editions de l’Aube, La Tour d’Aygues, 2000.

(1) Dans un article de France-Observateur intitulé « Trois mondes, une planète », Alfred Sauvy parlait de « ce tiers-monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers Etat [qui] veut, lui aussi, être quelque chose ».

(2) Le Tiers du monde, sous-développement et développement, PUF, Paris, 1956.

(3) Emmanuel-Joseph Sieyès, brochure Qu’est-ce que le Tiers Etat ? (janvier 1789).

(4) Le tiers Monde et la gauche, Seuil, Paris, 1979.

(5) Pour Nikolaï Kondratiev (1892-1938), l’histoire économique repose, depuis deux siècles, sur des cycles économiques longs (d’une durée de cinquante à soixante ans) alternant phases de croissance liées aux révolutions scientifiques et technologiques (A) et phases de récession dues au suréquipement et à la surcapitalisation (B).

(6) Lire Benjamin Coriat et Robert Boyer, « De la crise comme “destruction créatrice”… ou le retour de Schumpeter », Le Monde diplomatique, septembre 1984.

SAKHRI Mohamed
SAKHRI Mohamed

Je suis titulaire d'une licence en sciences politiques et relations internationales et d'un Master en études sécuritaire international avec une passion pour le développement web. Au cours de mes études, j'ai acquis une solide compréhension des principaux concepts politiques, des théories en relations internationales, des théories sécuritaires et stratégiques, ainsi que des outils et des méthodes de recherche utilisés dans ces domaines.

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