Qu’est qu’une Nation par “ERNEST Renan”

Dans la conférence du 11 mars 1882, publiée sous le titre de Qu’est-ce qu’une nation ?, l’historien Ernest Renan (1823-1892) analyse une idée claire en apparence, mais dont les interprétations multiples peuvent données lieu à des malentendus dangereux : le terme de nation. L’enjeu du texte est donc double. Il s’agit d’une part de critiquer les mauvaises définitions de la nation, définitions que l’on peut qualifier de “fondamentalistes” au sens où elles cherchent à fonder la nation dans la race, la langue ou dans tout autre élément particulier, et donc de se prémunir contre les dangers qu’elles font courir à l’Europe. Et il s’agit d’autre part, de définir la nation, comprise comme un “mode de groupements” (p.7) particuliers, historiquement déterminé. Ce dernier point pose un problème capital : si la nation n’a pas de fondement, comment penser l’articulation entre un peuple et son histoire, ses symboles, et tous ces éléments qui composent, sans la fonder une nation ?

Pour répondre, Ernest Renan retrace, tout d’abord, l’origine historique du mode de groupement particulier qu’est la nation, puis il donne une définition négative de celle-ci, en disant ce qu’elle n’est pas et en critiquant les erreurs auxquelles le fondamentalisme nationaliste amène, enfin il donne une définition positive de la nation en proposant une articulation originale entre un peuple et son histoire.

1/ Origine historique de la nation

L’organisation en nation est un mode de groupement humain qui une nouveauté par rapport à l’Antiquité. Son origine peut être fixée à la chute de l’Empire romain d’Occident vers 476 après J.-C. Les invasions germaniques du Ve au Xe siècle imposent alors dans toute l’Europe occidentale des dynasties et une aristocratie militaire. Les Germains créent de nouveaux blocs comme la Burgondie, la Lombardie ou la Normandie. L’Empire franc en assure l’unité temporaire sous Charlemagne avant de donner naissance à des divisions immuables : la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne. La création des nationalités européennes telles que nous les connaissons aujourd’hui commence véritablement après la dislocation de l’Empire de Charlemagne, suite au traité de Verdun de 843, en quatre royaumes francs.
Les Etats résultant des invasions germaniques sont caractérisés par “la fusion des populations qui les composent”, (p.11). Cette fusion est le fait de deux circonstances essentielles : le christianisme et l’oubli par les conquérants de leur propre langue. Les Germains convertis à la religion des peuples vaincus ont peu de femmes avec eux lors des conquêtes : dans les nouveaux territoires acquis, quelques générations suffisent pour qu’ils perdent leur langue d’origine. Ainsi la France devient un pays dominée par une minorité de Francs, mais complètement acculturés par leur mélange avec la population native. L’appartenance ethnique est rapidement oubliée au profit d’une distinction forte entre le noble et le vilain. Ce nouveau système de distinction se construit sur une erreur historique : la croyance sociale prête au noble un caractère courageux et éduqué, alors qu’il tient son rang d’une conquête violente. Ainsi, “l’oubli et je dirai même l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation”, (p.13) et c’est aussi pourquoi, l’investigation historique montre que “l’unité se fait toujours brutalement” (p.14) : elle démystifie tout récit idyllique des origines.
Durant les siècles qui suivent, le roi de France réussit ce que beaucoup d’autres pays échouent à réaliser : la parfaite unité nationale. Elle trouve sa formulation caractéristique avec la Révolution française : une nation existe par elle-même. L’unité nécessite donc deux éléments : l’oubli et le sentiment de la communauté : “l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses”, (p.15).
Cependant toutes les nations ne trouvent pas leur unité en passant par une dynastie. Les nations modernes résultent toutes d’une série de faits convergeant dans le même sens, mais leur unité peut être réalisée par une dynastie (France), par une province (Hollande, Suisse, Belgique) ou encore par un esprit général (Italie, Allemagne).

2/ Critique des définitions fondamentalistes de la nation

Toute nation se constitue au départ grâce à un “noyau de centralisation” (p.17). En France, ce noyau est une famille d’origine féodale : les Capétiens. Mais la nation ne se réduit pas à une dynastie représentant l’ancienne conquête, tout simplement parce qu’à l’époque des annexions, il n’y a pas une conscience claire du droit des nations, de limites naturelles ou de la volonté des provinces. En outre, des pays comme la Suisse ou les Etats-Unis se forment comme nation sans avoir une base dynastique. Enfin ajoutons qu’en France, la nation ne s’est pas effondrée avec la décapitation du roi. Une nation peut donc exister sans principe dynastique, même si elle est formée par une dynastie. Il faut donc supposer l’existence outre d’un droit dynastique, d’un droit national, et réfléchir à son fondement. Il faut d’emblée écarter cinq fondements :

la race,
la langue,
la religion,
la communauté des intérêts,
la géographie.

a) La race des populations considérée comme principe des nations est une erreur qui menace la civilisation européenne : “autant le principe des nations est juste et légitime, autant celui du droit primordial des races est étroit et plein de danger pour le véritable progrès”, (p.19). La race importe dans la tribu israélite et la cité antique comme Spartes ou Athènes. En revanche, dans l’Empire romain, la situation est différente puisque se trouve agglomérée une grande quantité de villes et de provinces extrêmement différentes. Le christianisme s’allie à l’Empire romain pour agir comme un autre puissant agent d’unification. Leur effet conjugué écarte pour des siècles la dimension ethnographique. Les invasions barbares vont également dans cette voie. Charlemagne compose un Empire unique avec des races diverses. La considération ethnographique n’est donc pour rien dans la constitution des nations modernes : la France est celtique, ibérique et germanique ; l’Allemagne est germanique, celtique et slave : “la vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère. Les plus nobles pays, l’Angleterre, la France, l’Italie, sont ceux où le sang est le plus mêlé”, (p.21). 
La plupart des discussions sur les races sont interminables parce qu’il existe deux acceptions de ce mot :

  • pour les anthropologistes et les zoologistes, il s’agit d’une parenté par le sang ;
  • pour les philologues, il s’agit d’un groupe humain possédant une culture et une langue commune. 

Or les origines zoologiques sont très largement antérieures aux origines de la culture et du langage, elles sont donc insuffisantes pour établir une race au sens zoologique du terme. Un Français, n’est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde, mais il est un ensemble associé d’éléments divers. Les nations européennes étant des nations de sangs mélangés, il ne sert à rien de fonder le droit national dans la race. La race se fait et se défait, elle ne peut avoir aucune application politique sans comporter d’énormes dangers autodestructeurs pour la nation en question.
b) Il ne sert à rien non plus de fonder le droit national dans la langue. La Suisse compte quatre langues et pourtant, elle est bien une nation. L’Espagne et le Mexique utilisent la même langue et mais ne sont pas une seule nation. “Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté”, (p.25). Le politique a tendance à surévaluer l’importance de la langue, comme s’il devait y voir un signe de la race. Or c’est une erreur : les divisions linguistiques ne correspondent pas aux divisions anthropologiques. Les langues sont, comme les nations, des formations historiques. Leur prêter trop d’importance revient à se limiter : “on quitte le grand air qu’on respire dans le vaste champ de l’humanité pour s’enfermer dans des conventicules de compatriotes. Rien de plus mauvais pour l’esprit ; rien de plus fâcheux pour la civilisation”, (p.26). Il existe un principe fondamental avant la race et avant la langue : le fait que l’homme est un être raisonnable et moral. “Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a eu la culture humaine (p.26). C’est l’occasion pour Renan de réaffirmer l’idéal humaniste de la Renaissance : le dialogue des grands hommes avec l’Antiquité, au-delà des considérations nationales, simplement pour découvrir le secret de l’éducation véritable de l’esprit humain.
c) La religion ne peut pas non plus fonder le droit national. Certes, à l’origine, la religion tient à l’existence du groupe social. A Athènes, on trouve une religion d’Etat propre à la cité. Elle est l’équivalent du culte du drapeau dans la nation. Mais dans l’Empire romain, et plus encore par la suite, la religion d’Etat s’est affaiblie, jusqu’à devenir un élément de la vie privée : “la religion est devenue chose individuelle ; elle regarde la conscience de chacun” (p.28). Par conséquent, la religion ne trace plus les limites des peuples.
d) La communauté des intérêts n’est pas non plus suffisante pour faire une nation. L’intérêt que l’on peut lier à la rationalité économique ne suffit pas à tisser du lien social. La nation est “âme et corps” (p.28), sentiment et raison. L’intérêt matérialiste et économique échoue à faire le lien entre ces deux éléments.
f) Enfin, la géographie tient pour une part importante de la division des nations. Les limites naturelles comme les fleuves ou les montagnes arrêtent les peuples. Mais la nation ne se réduit pas aux contours d’une zone géographique. La limite naturelle sert à justifier la violence faite à une population, mais elle n’est pas un mobile légitime, sans quoi il faudrait qu’il existe une frontière sur tous les fleuves, ce qui n’est pas le cas. Pour des raisons stratégiques, il est parfois nécessaire de faire des concessions, mais sans que cela soit excessif. Comme pour l’intérêt économique, la terre, autre élément matérialiste, ne suffit pas à faire une nation car elle n’est qu’un support dont l’homme fournit l’âme par son travail ou par ses luttes : “une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l’histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol”, (p.30).

Une nation renvoie à deux choses qui en réalité n’en font qu’une : “une âme, un principe spirituel”, (p.31). Ce qui les différencie, c’est la temporalité : 

  • l’âme est sa dimension passée, un riche legs de souvenirs ;
  • le principe spirituel est sa dimension présente, le consentement actuel, le désir de vivre ensemble et de faire valoir un héritage. 

Une nation renvoie à la fois à un héritage : “les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes” (p.31), mais aussi à une volonté commune dans le présent : “avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore”, (p.31). L’existence d’une nation articule donc deux éléments temporels : un élément passé, attaché à la gloire d’un peuple et à ses sacrifices, mais aussi un élément présent, une actualisation de son histoire et des ses symboles par une affirmation continue de la perpétuation de cette nation.
Pour cette raison, Ernest Renan fait du respect du vœu des nations comme l’unique critère de légitimité à une annexion. C’est un critère qui raisonne avec l’actualité récente puisque la France vient de perdre la guerre contre la Prusse en 1871, et par la même occasion l’Alsace et la Lorraine, deux régions fortement animées par le sentiment d’appartenance à la nationalité française. Ainsi entendue, c’est-à-dire positivement, la nation est une garantie de liberté. Elle est aussi un signe de richesse puisque sa diversité permet d’échapper à une seule loi et à un seul maitre. Derrière les caprices des nations, Ernest Renan décèle une harmonie inattendue, c’est-à-dire un équilibre, un concert des nations qui par leurs diversités et leurs particularismes servent l’œuvre commune de la civilisation et de l’idéal d’humanité. Cet équilibre lui permet aussi de prophétiser la fin des nations dans une “confédération européenne” (p.33). Les nations étant des phénomènes historiques, elles ne sont pas éternelles : elles dépendent des volontés humaines qui sont elles-mêmes changeantes.

Conclusion

Ernest Renan donne une définition ambitieuse de la nation puisqu’il ne l’installe pas sur un fondement, mais l’adosse à l’homme, c’est-à-dire à cette volonté qui émane d’un être moral et raisonnable. La nation est une “conscience morale” (p.34) qui prouve sa force par le degré de renoncement qu’un individu est capable de faire au profit d’une communauté. Sa force est affaire de volonté : ainsi le seul droit national légitime est celui qui est consenti par un peuple qui à la fois hérite d’un passé, mais accepte aussi de le porter pour lui donner une âme. Ce chant spartiate cité par Renan en est la formulation la plus simple : “nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes” (p.32).

*Edition utilisée pour cette fiche de lecture : Renan Ernest (1882), Qu’est-ce qu’une nation ?, Mille et une nuits, 1997.

Bibliographie générale

  • Baudouin, Introduction à la science politique, Dalloz, coll. Mementos, 2009. 
  • Beitone, Dollo, Gervasoni, Rodrigues, Sciences sociales, Dalloz, 2009. 
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  • Braud, La science politique, PUF, coll. QSJ, 2007. 
  • Braud, La sociologie politique, LGDJ, 2008. 
  • Carcassonne, Dreyfus, Duhamel et Nay, Lexique de Science politique, Dalloz, 2011. 
  • Chagnollaud, Science politique, Cours L1 L2, Dalloz, 2010. 
  • Cohen, Lacroix, Riutort, Nouveau manuel de science politique, La Découverte, 2010. 
  • Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, Armand Colin, 2008. 
  • Lambert, Lefranc, 50 fiches pour comprendre les sciences politiques, 2010. 
  • Müller, Les politiques publiques, PUF, coll. QSJ, 2009. 
  • Perrineau, Atlas électoral 2007, Presse de SciencesPo, 2007. 
  • Riutort, Précis de sociologie, Ellipse, 2010. 
  • Schemeil, Introduction à la science politique : objets, méthodes, résultats, Presses de SciencesPo & Dalloz, 2010. 

SAKHRI Mohamed
SAKHRI Mohamed

Je suis titulaire d'une licence en sciences politiques et relations internationales et d'un Master en études sécuritaire international avec une passion pour le développement web. Au cours de mes études, j'ai acquis une solide compréhension des principaux concepts politiques, des théories en relations internationales, des théories sécuritaires et stratégiques, ainsi que des outils et des méthodes de recherche utilisés dans ces domaines.

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